L’arrivée surprise de Boris Eltsine, mardi 28 mai à Grozny, accompagné de son ministre de la défense, Pavel Gratchev, devrait mettre un peu de baume au coeur d’une armée russe qui répugne à admettre que ses dix-sept mois de guerre en Tchétchénie n’ont servi à rien. Boris Eltsine doit, en effet, leur expliquer le sens de ce qu’il a fait, la veille, au Kremlin. Devant les télévisions, il a qualifié une d’ “historique” l’accord signé, en sa présence, avec les “terroristes” d’hier. Mais est-ce réellement un tournant pour l’avenir de la Tchétchénie ? Ou seulement pour les chances de réélection du président sortant de Russie dans quelques semaines ? L’avenir le dira.
Mais la simple diffusion des images de la cérémonie de signature d’un accord de cessez-le-feu au Kremlin a soulevé de telles vagues d’espoir, en Russie comme en Tchétchénie, qu’il sera difficile aux deux côtés de ne pas en tenir compte. D’autant que cette rencontre est la première entre le président russe et une délégation indépendantiste.
Elle s’est déroulée à huis clos durant deux heures et la délégation tchétchène n’a pas été autorisée à rencontrer ensuite la presse. Nul ne pouvait donc confirmer, mardi matin, que le voyage de Boris Eltsine, le premier qu’il effectue depuis cinq ans en Tchétchénie, a fait l’objet d’un accord avec les indépendantistes, dont certains n’avaient pas manqué d’affirmer, il y a peu, qu’ils sauront accueillir “comme il convient le boucher du peuple tchétchène”. On peut cependant supposer que tel est le cas.
Les brefs instants de la rencontre au Kremlin que le côté russe a choisi de montrer donnent le tableau suivant : Boris Eltsine a résumé lui-même l’accord qui prévoit un cessez-le-feu en Tchétchénie à partir du vendredi 31 mai à 20 heures GMT, ainsi que la libération, dans un délai de deux semaines, de tous les prisonniers. Pour un “plan de paix”, c’est bref, mais les deux délégations devaient poursuivre, à Moscou, des négociations d’ “experts” durant les jours qui viennent. Boris Eltsine a été montré demandant auparavant aux Tchétchènes : “Si nous résolvons cette question, si nous arrêtons les opérations militaires, si nous retirons l’armée de Tchétchénie, alors il n’y aura pas d’opérations militaires de votre côté ?” Le président indépendantiste Zelimkhan Iandarbiev acquiesce et Boris Eltsine conclut : “Alors nous pourrons étudier et résoudre graduellement les autres questions.”
Rien, dans le contenu, n’indique donc que des progrès aient été réalisés depuis l’accord de désengagement militaire signé en juillet dernier en Tchétchénie mais jamais appliqué. La différence, c’est la caution personnelle apportée par le président russe. Entouré de son premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, et de son ministre de l’intérieur, Anatoli Koulikov, ainsi que d’une dizaine d’autres hauts responsables, Boris Eltsine a souligné que “l’accord est signé par Tchernomyrdine et Iandarbiev, en présence du président de Russie, avec le paraphe de tous les membres des deux délégations”. Le représentant de l’OSCE, Tim Guldimann, qui a servi d’intermédiaire dans la préparation de cette rencontre et accompagna la délégation tchétchène jusqu’au Kremlin, semblait à ce moment-là oublié. La caméra a, en revanche, insisté sur le paraphe apposé par Dokou Zavgaev, assis à l’extrême bord de la délégation russe : la présence aux négociations de ce “chef de la République tchétchène” imposé par Moscou avait toujours été récusée par les indépendantistes, sauf au sein de la délégation russe dont ils ne discutent pas la composition.
C’est d’ailleurs la tentative, lancée par Moscou l’automne dernier, de l’imposer comme interlocuteur de pourparlers “inter-tchétchènes” qui ont prolongé la guerre de long mois. Boris Eltsine n’a pas, pour autant, accepté de rencontrer en tête-à-tête le chef de la délégation tchétchène. Zelimkhan Iandarbiev est, pour la majorité des Tchétchènes, le président qui a succédé à Djokhar Doudaev, tué le 21 avril. Ancien vice-président tchétchène, M. Iandarbiev semble avoir respecté, en accord au moins implicite avec Moscou, une pause de convenance avant de négocier, pour tenter de faire oublier les accusations de meurtre prémédité à l’encontre de M. Doudaev, que Boris Eltsine n’a jamais osé rencontrer. C’est un oubli pratiquement impossible à imposer en Tchétchénie, mais les chefs de la résistance ont estimé qu’ils devaient avant tout saisir la chance que leur offrait l’élection russe et la nécessité, pour Boris Eltsine, de tenir, au moins en apparence, sa promesse de faire cesser la guerre qu’il a lancée.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
mercredi 29 mai 1996, p. 2