“Messieurs les bandits vont être reçus à Moscou” : la première rencontre, qui devait se tenir lundi 27 mai dans la capitale russe, entreBoris Eltsine et le nouveau dirigeant des indépendantistes tchétchènes, Zelimkhan Iandarbiev, ne fait visiblement pas plaisir au commandant en chef des forces russes, le généralViatcheslav Tikhomirov du ministère de l’intérieur. Le chef des troupes russes en Tchétchénie n’est pas le seul à être dépité. Pavel Gratchev, le ministre russe de la défense, s’est, comme à son habitude, opposé aux négociations. Il a déclaré qu’il n’y “croyait pas”, qu’il n’y aurait pas de paix sans élimination des rebelles. Son représentant en Tchétchénie, le général Vladimir Chamanov, commandant adjoint des forces russes dans la République, a déclaré que “les opérations des troupes fédérales pour nettoyer les villages des groupes de bandits seront poursuivies jusqu’au bout”. Tout en précisant que l’armée “n’avait rien contre” les négociations…
Joignant le geste à la parole, le commandement des forces russes en Tchétchénie a annoncé, samedi, avoir lancé une offensive dans le sud et le sud-est de la petite République séparatiste “pour liquider les groupes de bandits”, la dénomination officielle des séparatistes tchétchènes que le président Boris Eltsine a, pour l’instant, renoncé à employer. Cependant, tout en progressant vers les bastions tchétchènes des montagnes du Caucase, les forces russes n’ont pas engagé de combats directs. Movladi Oudougov, le ministre de l’information du gouvernement tchétchène, a estimé qu’en “poursuivant les combats, certaines forces russes tentent de torpiller la rencontre Eltsine- Iandarbiev”. Accompagné des médiateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), M. Iandarbiev a quitté, lundi matin, le sud de la Tchétchénie pour se rendre à Moscou, après quelques difficultés dues à la réticence des soldats russes.
UNE QUESTION ÉCARTÉE
Une autre hypothèque pesait sur cette rencontre cruciale pour le président- candidat Boris Eltsine, qui a lui-même reconnu que le conflit en Tchétchénie menaçait sérieusement ses chances de réélection : l’éventuelle présence du chef du gouvernement pro-russe tchétchène, Dokou Zavgaev, arrivé à Moscou pour prendre part aux négociations. “Si Dokou Zavagaev est là, la délégation [indépendantiste] quittera immédiatement la salle”, a indiqué, à l’AFP, un responsable indépendantiste. Ce dernier a souligné que la participation de M. Zavgaev, annoncée par l’agence officielle Itar- Tass, mais constamment récusée par les indépendantistes, avait été écartée lors de la préparation du sommet. “L’arrivée de M. Zavgaev à Moscou est une provocation, mais il y en aura d’autres. Beaucoup de gens sont intéressés à ce que les pourparlers n’aient pas lieu”, a expliqué ce responsable indépendantiste.
Cependant il est peu vraisemblable que les principaux intéressés par la rencontre le président russe et le chef indépendantiste se laissent impressionner par les diverses manoeuvres et provocations destinées à la faire échouer. Après plusieurs jours de réunion, la direction tchétchène, divisée sur le sujet, a en effet pris la décision, éminemment politique, de favoriser la réélection de Boris Eltsine. Les indépendantistes craignent que Guennadi Ziouganov, son adversaire communiste, n’adopte, s’il est élu, une ligne plus dure. Mais le “cadeau” à Boris Eltsine devra sans doute comporter des contreparties.
MM. Eltsine et Iandarbiev sont tombés d’accord pour laisser de côté la question à l’origine du conflit : l’indépendance de la Tchétchénie. “La Tchétchénie restera dans la Russie, une Russie une et indivisible”, a répété, samedi, le président russe. “Nous ne pourrons jamais accepter que la Tchétchénie soit assujettie à la Russie”, avait déclaré, la veille, le chef d’état-major des forces tchétchènes, Aslan Maskhadov.
“Je crois que nous nous mettrons d’accord sur un cessez-le-feu”, a déclaré, samedi, le président russe. De son côté, M. Iandarbiev a exigé que le cessez-le-feu intervienne “dès le début des discussions”. Outre le cessez-le-feu, c’est la question du “désarmement” qui risque d’être au centre de la rencontre. Les Russes ont annoncé qu’ils voulaient obtenir “la dissolution des formations armées illégales”, c’est-à-dire de l’armée séparatiste tchétchène. Tandis que le chef des indépendantistes parle, lui, du départ des troupes russes de Tchétchénie. La solution de compromis est de revenir à “l’accord militaire” signé en juillet 1995, entre les séparatistes et le gouvernement russe. Ce texte prévoyait le départ des troupes russes, et le désarmement symbolique des indépendantistes, qui pouvaient garder un “groupe d’autodéfense” armé par village.
Cependant, les chefs des forces russes n’avaient pas appliqué ce texte, se livrant à de faux “retraits” de troupes en réalité, de simples rotations. Aujourd’hui, les indépendantistes qui ont déjà obtenu, en étant invités à Moscou, leur reconnaissance politique de facto demanderont sans doute à Boris Eltsine un véritable retrait des forces russes. Le maître du Kremlin pourrait alors sacrifier son très impopulaire ministre de la défense, Pavel Gratchev, le leader du “parti de la guerre”. Le président russe a déjà donné des signes de sa volonté de se séparer de cet homme, qui l’a pourtant sauvé deux fois : en refusant d’intervenir militairement à Moscou contre lui lors du putsch de 1991 et, en octobre 1993, en lançant ses chars à l’assaut du Parlement russe en rébellion contre le président. La semaine dernière, Boris Eltsine a reçu au Kremlin un éventuel successeur de M. Gratchev, le général Boris Gromov, qui s’était opposé à la guerre en Tchétchénie.
NAUDET JEAN BAPTISTE
Le Monde
mardi 28 mai 1996, p. 4