Partisan déclaré d’une solution pacifique au conflit, Aslan Maskhadov, chef d’état-major des forces rebelles, explique pourquoi, après dix-sept mois de combats, le successeur du président indépendantiste Djokhar Doudaïev, Zelimkhan Iandarbiev, a accepté de rencontrer Boris Eltsine pour entamer des négociations de paix. Entouré d’une poignée de gardes du corps, il a rencontré, jeudi, quatre correspondants étrangers, dont l’envoyé spécial de Libération dans les montagnes du sud de la Tchétchénie.
La direction politique des militaires tchétchènes vient de se réunir au grand complet. De quoi avez-vous discuté pendant ces trois jours?
Nous avons discuté de notre stratégie pour des négociations. Mais la question principale était de décider de la possibilité d’une rencontre entre Boris Eltsine et Zelimkhan Iandarbiev. Nous avons été approchés, il y a deux semaines, par des émissaires russes. Le chef de la délégation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Tim Guldimann, a également joué les intermédiaires. Il a rencontré le Premier ministre Viktor Tchernomyrdine et d’autres hauts responsables à Moscou. Jeudi, nos demandes ont presque toutes été acceptées. Il y aura donc certainement une rencontre, le 27 mai, au Kremlin, entre les présidents Eltsine et Iandarbiev.
Quelles étaient vos exigences?
Que la personne qui rencontrera Iandarbiev déclare qu’elle n’a jamais pris part à l’assassinat de Djokhar Doudaïev et qu’elle n’entreprendra aucun acte terroriste contre les dirigeants tchétchènes.
Rien sur le cessez-le-feu?
Dès le début de la rencontre, il y aura un cessez-le-feu décidé par les deux Présidents. A l’issue des discussions, ils devront signer un document pour déclarer l’arrêt immédiat de la guerre et l’ouverture d’un processus de paix.
La Russie refuse de reconnaître l’indépendance de la Tchétchénie. Etes-vous prêt à des concessions sur le statut de votre République?
Nous ne prévoyons aucune concession. Mais nous sommes prêts à mettre cette question de côté. Si l’on aborde le statut de la Tchétchénie dès le début des négociations, jamais on ne trouvera d’accord. Jamais Boris Eltsine ne pourra se prononcer en faveur d’une indépendance totale de la Tchétchénie. Et surtout pas avant les élections. Il ne pourrait pas expliquer aux électeurs russes pourquoi il a décidé cette guerre, pourquoi tous ces jeunes soldats sont rentrés chez eux dans un cercueil. Quant à nous, jamais nous ne pourrons accepter que la Tchétchénie soit un sujet de la fédération de Russie. Notre peuple aussi nous demanderait des comptes. Pourquoi avoir résisté deux ans pour finalement accepter un simple statut d’autonomie, comme le Tatarstan?
Quelle est votre solution?
Notre premier objectif, c’est d’arrêter la guerre. Voilà l’essentiel. Ce serait bon pour Eltsine et ce sera également bon pour nous. Ensuite, on organisera des élections libres, démocratiques, et on demandera au peuple tchétchène comment il veut vivre avec la Russie. Mais il faut d’abord retirer les troupes fédérales de Tchétchénie. Nous avons montré que ni la menace ni la peur ne nous impressionnaient, qu’il était impossible de résoudre la guerre par la guerre. Les Russes commencent à le comprendre. Cette rencontre pourrait être une véritable chance, un vrai pas en avant.
La mort de Doudaïev, tué alors que des pourparlers étaient en cours, n’a-t- elle pas détruit toute confiance?
Franchement, la politique russe en Tchétchénie, surtout dans le domaine militaire, est absolument incroyable. Les forces fédérales ont créé une situation impossible à contrôler. Et il n’est pas exclu que Eltsine n’ait pas été mis au courant de l’assassinat de Doudaïev. Une rencontre entre eux était presque organisée avant que ne soit commis cet acte terroriste d’État. Zelimkhan Iandarbiev est maintenant président de la Tchétchénie et poursuit les discussions engagées par son prédécesseur.
Vos commandants sont-ils prêts à accepter une telle rencontre?
Avant la rencontre, Viktor Tchernomyrdine voulait savoir si notre armée obéirait à Iandarbiev, s’il y avait entre nous des divisions. Notre armée est entièrement loyale au Président et plus disciplinée encore depuis la mort de Doudaïev. L’armée obéit à l’état-major et à tous les ordres du Président. Nous avons créé une chaîne de commandement centralisée, acceptée par tous. Je ne suis pas certain, en revanche, que l’armée russe soit loyale à Eltsine. Pas un seul de ses ordres n’a été appliqué, pas un seul de ses décrets n’a été respecté depuis son annonce d’un cessez-le-feu le 31 mars.
Ne craignez-vous pas que cette rencontre soit une manoeuvre de Boris Eltsine à la veille des élections?
Si, bien entendu. Ce pourrait être un coup publicitaire formidable pour lui. Nous sommes très circonspects, et nous nous sommes posé la question de savoir s’il était utile de lui donner un coup de pouce pour sa réélection alors que le risque existe qu’il poursuive la guerre une fois assuré d’un nouveau mandat de quatre ans. Mais c’est également pour cela que nous avons décidé d’accepter cette rencontre. On verra s’il veut véritablement la paix, s’il est prêt à arrêter les opérations militaires. S’il nous restait le moindre doute, alors nous aiderions les communistes.
Vous pensez pouvoir trouver une solution plus facilement avec les communistes au Kremlin?
Non. Dans l’histoire, les communistes sont ceux qui nous ont le plus trahis. Jamais nos ancêtres n’ont fait confiance aux Russes, mais ils ont cru les bolcheviques. Ils leur avaient promis l’indépendance et la liberté, ils ont organisé la déportation et le génocide de notre peuple. Mais si les communistes gagnent, Eltsine ne lâchera pas le pouvoir, et il y aura une guerre civile en Russie.L’Occident cessera d’aider Moscou, financièrement, et le Kremlin n’aura plus les moyens de mener la guerre en Tchétchénie.
Une opération spectaculaire entre les deux tours de scrutin, comme les prises d’otages de Boudennovsk ou Pervomaïskaïa, pourrait-elle bouleverser le résultat de la présidentielle russe?
Nous ne frappons pas encore systématiquement la Russie là où ça lui fait le plus mal. On essaye de retenir les commandants qui veulent porter la guerre sur son territoire, parce que nous pensons que l’on ne peut rien résoudre par la force. Mais si Boris Eltsine ne fait pas de geste concret rapidement, nous étendrons la guerre, dans nos frontières et en Russie.
L’offensive de ces derniers jours à Bamout pourrait-elle remettre en cause le processus de négociations?
Les généraux russes voudraient remporter une victoire pour sortir la tête haute. Mais chaque jour supplémentaire passé en Tchétchénie ne sert qu’à augmenter leur honte. Bamout est un petit village rasé sans la moindre importance stratégique. En tant qu’ancien officier soviétique, je peux trouver une solution pour que les généraux russes sortent du bourbier sans totalement perdre la face. Si, pour ouvrir des négociations, il faut offrir Bamout à Boris Eltsine, je suis prêt à donner l’ordre à nos troupes de s’en retirer.
FRANCOIS Didier
Libération
MONDE, samedi 25 mai 1996, p. 7