Les indépendantistes jurent de prendre leur revanche tandis que les forces russes poursuivent leurs frappes aériennes. La lutte pour la succession du président défunt laisse présager des divisions accrues dans le camp des séparatistes.

MOSCOU DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE – Sept civils ont été tués par des soldats russes en tentant de fuir la ville de Chali, au sud-ouest de la Tchétchénie, touchée, jeudi 25 avril, par des bombardements aériens, qui ont fait un nombre indéterminé de morts, a rapporté l’agence Interfax. Les sept civils ont trouvé la mort lorsqu’un convoi automobile, dans lequel les autorités locales tentaient d’évacuer des femmes et des enfants de la ville, a été pris sous le feu des forces russes qui encerclent cette localité de trente mille habitants depuis trois semaines. Par ailleurs, le commandant en chef de forces russes en Tchétchénie, le général Viatcheslav Tikhomirov, a déclaré que la situation n’avait pas connu “de changement sérieux” depuis la mort annoncée de Djokhar Doudaev. Les circonstances entourant cette disparition font l’objet d’interprétations divergentes. Des troupes russes ont été prises sous le feu, mercredi, près de Goïskoïé (sud), Stary-Atchkhoï et Orekohovo (sud- ouest), sans faire de victimes parmi les soldats russes, a indiqué le commandant en chef.

Tout au long de la journée du mercredi 24 avril, les témoignages des officiels tchétchènes et des proches du président Djokhar Doudaev se sont multipliés : l’ex-général de l’armée soviétique aurait été pulvérisé par un tir de missile air-sol alors qu’il s’entretenait au téléphone avec “un médiateur russe” dans un champ des alentours de Guekhi-Tchou, à 35 kilomètres de Grozny dans la nuit du dimanche 21 au lundi 22 avril.

A Moscou, toutefois, le Parquet russe s’est déclaré sceptique, refusant de clore l’avis de recherche du chef indépendantiste “sans avoir pu identifier le corps”. Un porte-parole du FSB (ex-KGB) a, d’autre part, avancé l’idée d’une manipulation montée par la partie tchétchène pour couvrir la fuite de M. Doudaev “à l’étranger, vers un pays musulman”. Selon plusieurs personnalités tchétchènes, Djokhar Doudaev aurait été prestement inhumé quelque part au sud de la République, mardi 23 au soir ou mercredi 24 au matin, selon des témoignages divergents.

Les autorités tchétchènes ont décrété, mercredi 24 avril, un deuil de trois jours sur tout le territoire de la Tchétchénie. Femmes éplorées et hommes en prières se sont rassemblés dans la plupart des villages pour rendre hommage au héros de la lutte pour l’indépendance et crier leur haine des Russes. A Chalaji, où est enterrée la mère de Djokhar Doudaev et où réside son frère, de nombreux combattants sont venus présenter leurs condoléances aux proches, tandis qu’à Grozny des soldats russes, contenant mal leur joie, tiraient des salves en l’air, selon le correspondant de Radio-Svoboda sur place.

Si, à Moscou comme en Tchétchénie, la mort de Djokhar Doudaev ne fait aujourd’hui pratiquement plus de doute, les circonstances de sa disparition soulèvent de nombreuses interrogations. Pour la plupart des officiels tchétchènes, dont le successeur du général, le vice- président Zelimkhan Iandarbiev, nommé dès mardi par le Conseil national de la République indépendantiste, Djokhar Doudaev a bel et bien été victime d’une “action planifiée des forces russes”.

Cette version a été confirmée par un responsable du ministère russe de l’intérieur qui a expliqué mercredi, sous couvert de l’anonymat, comment le missile qui tua le président tchétchène avait été “guidé par les émissions satellitaires de son téléphone”. Quatre tentatives infructueuses avaient précédemment échoué, a expliqué ce responsable, le général ayant à chaque fois trop vite raccroché, empêchant les missiles d’atteindre leur but. D’autre part, un reportage diffusé mercredi soir par la chaîne de télévision indépendante NTV a clairement montré la précision des tirs de missiles russes sur le village où se trouvait Djokhar Doudaev.

Cette action d’éclat des forces russes aurait été planifiée, selon certains, pour venger la mort d’une centaine de soldats russes, pris en embuscade par un commando tchétchène le 16 avril non loin du village de Chatoï (au sud- ouest de la République), et anéantis “en l’espace de quinze minutes”, d’après les premiers commentaires émis par des membres de la commission parlementaire, arrivée mercredi sur les lieux pour enquêter.

UN CADEAU EMPOISONNÉ

“Ça ne tient pas debout”, a confié le même jour Alexandre Jiline, spécialiste des questions militaires à l’hebdomadaire Les Nouvelles de Moscou. “Comment, alors que l’armée s’embourbe depuis dix-huit mois en Tchétchénie sans résultats, alors que les ordres du haut commandement militaire pêchent par leur incohérence, comment s’est-il trouvé des forces capables de monter une opération aussi délicate ?” s’est-il étonné. Pour d’autres, il s’agirait d’une action organisée par les seuls militaires, hostile aux négociations.

Action concertée ou simple hasard, la disparition brutale du chef des indépendantistes constitue, à cinquante-deux jours de l’élection présidentielle, un cadeau empoisonné pour Boris Eltsine. Debarrassé du général honni, le président russe pourrait voir sa popularité chuter si les combattants tchétchènes, tenaillés par le désir de vengeance ou la “loi du sang” (un des piliers de l’éthique caucasienne), envisageaient des représailles sur le territoire de la Russie. “Avec ou sans Doudaev, il y aura la paix en Tchétchénie”, a affirmé, mercredi, dans une bouffée d’optimisme, le président russe avant de se rendre à Pékin. “C’est lui qui voulait la guerre alors que nous voulions la paix”, a-t-il sommairement analysé.

Mais le général Doudaev, présenté par la plupart des responsables russes comme un obstacle à la paix avait au moins le mérite de “tenir” ses combattants. Ce qui est loin d’être le cas de son successeur, Zelimkhan Iandarbiev, personnage falot, qui n’a jamais pris part aux combats. Car si Djokhar Doudaev était contesté en décembre 1994, lors de l’entrée des troupes en Tchétchénie (six régions sur les treize que compte la République lui étaient alors clairement opposés), son charisme, après dix-huit mois de combats acharnés, ne fait plus aucun doute aujourd’hui.

Pis, sa mort en fait, au panthéon tchétchène, le digne successeur de Chamil, l’imam qui tint tête aux Russes pendant cinquante ans au XIXe siècle. “Il sera encore plus dangereux mort que vivant !”, a déclaré son frère, Baskhan Doudaev, cinquante-cinq ans, qui avoue avoir perdu vingt-sept membres de sa famille dans le conflit. Avant d’ajouter : “Nous attendons tous la mort”.

JEGO MARIE

Le Monde
vendredi 26 avril 1996, p. 4

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