Ancien général de l’armée de l’air soviétique, il porte plus volontiers le treillis que le costume, mais l’un comme l’autre fraîchement repassés. Il se coiffe d’un borsalino à la Al Capone ou d’un calot d’aviateur plutôt que du bonnet orné d’un bandeau vert de ses boeviki (combattants). Il aime les fleurs, le karaté et, comme Jacques Chirac, la poésie de Lermontov, le poète russe fasciné par le ” cruel Tchétchène “. C’est Djokhar Doudaev, l’un des rares Tchétchènes à avoir atteint le grade de général dans l’armée soviétique, le premier président élu en Tchétchénie, le chef de la lutte pour l’indépendance.
Après l’échec du putsch communiste conservateur d’août 1991, Djokhar Doudaev renverse, à la hussarde et avec la bénédiction de Boris Eltsine, le premier secrétaire du parti communiste local, Dokou Zavgaev, un allié de Gorbatchev devenu aujourd’hui la ” marionnette ” du Kremlin en Tchétchénie. Puis il se fait triomphalement élire, le 27 octobre 1991. Il recueille 85 % des voix lors d’un scrutin un peu sommaire mais enthousiaste. Trois jours plus tard, le 1er novembre 1991, il tient parole : face à l’immense Russie, il proclame l’indépendance de la Tchétchénie, conquise au XIXe siècle par Moscou, mais jamais réellement soumise. 13 000 kilomètres carrés jalonnés d’installations pétrolières et 1 million d’habitants particulièrement tenaces.
Aux commandes de son avion civil, le pilote de bombardier et champion de l’indépendance tchétchène s’envole alors vers les capitales étrangères et la reconnaissance. Il se rend à Sarajevo en guerre, aux Etats-Unis, en France, en Jordanie, etc. Il est reçu par des officiels; on s’intéresse à son pétrole. Mais, parce que personne ne veut fâcher l’ours russe, parce que Djokhar Doudaev est, comme le dit sa fille, ” patriote jusqu’au fanatisme ” et non diplomate ou homme d’affaires, les résultats sont maigres. Seul Zviad Gamsakhourdia, le président géorgien rapidement renversé, reconnaît la petite République. ” Nous devons prendre nos droits et vivre comme le loup, fiers et solitaires “, dit alors Djokhar. Le loup, c’est l’animal qu’il a choisi comme emblème du pays. ” Parce qu’il est le seul qui ose s’attaquer à plus fort que lui “, dit-on en Tchétchénie. Mais le drapeau représente un loup assis tranquillement sous la lune, en signe d’intention pacifique, tant qu’on ne touche pas à son territoire, que la faim ou la guerre ne l’oblige pas à sortir du bois. Djokhar adore toujours, à l’âge de cinquante ans, lancer des diatribes pour faire trembler l’ennemi et sursauter les indifférents, et enflammer ses combattants. Depuis plus de cinq ans, il menace de déclencher ” la troisième guerre mondiale ” on murmure qu’il aurait une arme nucléaire, d’occuper Rostov- sur-le-Don, de faire ” brûler la Russie en enfer “, de détruire une centrale nucléaire russe, de s’emparer du Kremlin, de porter la ” guerre sainte ” jusqu’en Europe… Les Tchétchènes, qui le connaissent, rient sous cape, ne le prennent pas toujours au sérieux. Le président précise maintenant, parfois, aux étrangers qu’il ne faisait ” que plaisanter “. Mais si hier il faisait rire en Occident, aujourd’hui il fait peur.
Le président Doudaev a vite respecté une autre de ses promesses. A peine élu, il signe un décret autorisant chaque homme à porter une arme. Son pistolet est le premier à être enregistré. Une tradition, une habitude et, pour lui, qui a été la cible d’un grand nombre d’attentats, une précaution.
MAIS, comme la plupart des Tchétchènes, Djokhar Doudaev semble ignorer la peur. En septembre 1994, le président annonce la prochaine intervention militaire russe; un journaliste a l’audace de lui demander s’il ne craint pas cette énorme puissance. Djokhar Doudaev s’emporte : ” Vous n’avez pas le droit de me poser une telle question ! Je suis un général ! Seul celui qui est désavoué par son peuple peut avoir peur ! ” C’est d’ailleurs la seule véritable crainte de tout Tchétchène : être mis au ban de la communauté pour avoir enfreint, non pas la loi russe, mais l’une des nombreuses et sévères règles imposées par la tradition. Pour le reste, Djokhar Doudaev dispose de quelques armes récupérées, après des négociations secrètes avec Boris Elstine, lorsqu’il a chassé l’armée russe de Tchétchénie.
Trois mois plus tard, en décembre 1994, l’armée de Moscou revient. Les bombardiers russes écrasent Grozny. Sous les bombes qui le visent, mais tuent essentiellement les habitants russes concentrés au centre-ville, Djokhar Doudaev triomphe. Il organise une conférence de presse au palais présidentiel. Il rappelle avec satisfaction avoir prédit que l’immense Russie ne reculerait devant aucune barbarie pour soumettre la petite Tchétchénie. Tout à coup, une bombe frappe le bâtiment de dix étages. Tout le monde, ou presque, se jette sous les tables. En se relevant, les journalistes découvrent Djokhar Doudaev debout. Il n’a pas bougé d’un pouce.
Les ” plaisanteries ” et les faits d’armes de cet ancien membre du Parti communiste soviétique le font parfois passer pour un ” fou d’Allah “, un ” dangereux terroriste “, un dictateur cruel ou corrompu par le pétrole. Quand, le 9 novembre 1991, Djokhar Doudaev élu président prête serment à Grozny, un Coran est disposé bien en évidence. Mais le général évite de jurer sur le livre saint de l’islam. Il confie alors qu’il est bien évidemment musulman et croyant, mais qu’il ne connaît pas ” la différence entre sunnisme et chiisme “. Manière de manifester sa volonté de faire de son pays une démocratie moderne et laïque, confirmée par l’adoption d’une constitution calquée sur celle des Etats-Unis. Aujourd’hui, pour réveiller l’Occident, le président n’hésite pas à remuer les phantasmes : il a même menacé de faire alliance avec Moscou et le monde musulman ” contre l’Occident, une fois la guerre russo-tchétchène finie, dans quelques années “… Pour mener le combat, il s’appuie sur les populaires confréries soufies (mystiques), la seule forme d’islam local, d’ailleurs jugées dangereusement hérétiques par les Etats musulmans.
Dès le début, il mise sur la confrérie majoritaire, celle des Kounta-Khadji, en opposition permanente avec le pouvoir soviétique, puis russe. Mais les politiques, et aujourd’hui les militaires, priment sur les religieux. Djokhar Doudaev déclara un jour la charia, ou loi islamique, dans les villages de montagne où il dut se réfugier. Malgré les rumeurs d’amputations, elle semble s’être limitée à quelques séances de bastonnade publique pour les consommateurs d’alcool. Nuance : le président tchétchène n’appelle pas au djihad, la ” guerre sainte ” de conquête, mais au gazawat, la guerre religieuse, nationale et défensive des Caucasiens contre les envahisseurs. Au fond, Djokhar Doudaev n’aime pas les imams, ce que ses détracteurs expliquent par son amour passionné pour le pouvoir. Moscou, qui le comprend mal, lui a plusieurs fois proposé de le reconnaître, s’il renonçait à l’indépendance. Djokhar Doudaev a, chaque fois, répondu par la proposition inverse : qu’on reconnaisse la Tchétchénie et il démissionnera. L’opposition tchétchène lui reproche son autoritarisme, quand ses partisans ne lui trouvent qu’un défaut : sa douceur avec les ” collaborateurs “, qu’il a longtemps laissés en place.
Reste que Doudaev est souvent contesté par les siens. En avril 1994, notamment, des incidents armés ont éclaté entre sa garde et des manifestants qui protestaient contre le non-paiement des salaires des fonctionnaires dû essentiellement au blocus de la petite République. Si l’unité contre les Russes ne primait pas, il aurait sans doute déjà dû s’effacer. Il n’est pas le plus populaire des combattants. ” N’importe lequel d’entre nous peut demain le remplacer “, assure l’un de ses lieutenants. Aslan Maskhadov, le chef d’état-major tchétchène, est plus respecté. Chamil Bassaev, chef du commando auteur d’une retentissante prise d’otages en juin 1995, est adulé. Djokhar Doudaev est-il un mafieux corrompu ? Des membres de son entourage ont profité de la situation chaotique d’avant guerre pour s’enrichir, avant de trahir le président pour la Russie. Mais Djokhar Doudaev n’a, officiellement, jamais été personnellement éclaboussé.
A la veille du conflit, le premier ministre Viktor Tchernomydine se dit prêt ” à tout partager “, pour ” éviter le bain de sang “. Djokhar Doudaev accepte des pourparlers. Puis s’en retire parce les forces russes sont passées à l’assaut et bombardent Grozny. C’est comme cela que cet homme qui adore palabrer a acquis une réputation d’intransigeance. Il se dit pourtant toujours prêt à rencontrer n’importe quel dirigeant russe ” capable de tenir ses promesses “. Avant d’arriver au pouvoir, il déclarait vouloir d’harmonieuses relations avec la Russie, se disait prêt à un espace commun pour l’économie, les infrastructures et la défense. Au début de la guerre, il jugeait même que ” l’indépendance était une notion relative “; une perche que Moscou n’a pas su saisir. Car le Kremlin est persuadé d’être en position de force quand lui pense être le maître du jeu.
Le passé éclaire son attitude. Cadet d’une famille de sept enfants, Djokhar a tout juste un mois lorsqu’il est déporté, en février 1944, avec les siens en Asie centrale, comme tous les Tchétchènes. Revenu à Grozny avec les survivants en 1957, il mène carrière dans l’armée et affirme aujourd’hui s’être engagé pour pouvoir prendre un jour sa revanche. A l’âge de dix-huit ans, il part étudier à l’école militaire de pilotes de Tambov, puis à l’Académie de l’armée de l’air près de Moscou. Il servira en Sibérie. Puis en Afghanistan. Propagande russe pour le déstabiliser ? On prétend aujourd’hui qu’il y a été félicité pour ses bombardements efficaces contre ses coreligionnaires. Mais certains affirment au contraire qu’il a refusé de napalmer des villages. Publiquement, en tout cas, il ne manifeste son originalité qu’en 1990, en Estonie. Général suffisamment bien noté pour être devenu commandant d’une division de bombardiers stratégiques nucléaires, il laisse déployer, lors d’une parade aérienne, le drapeau estonien.
EST-IL xénophobe ? C’est officiellement pour ” protéger la vie des citoyens russes ” que l’armée de Moscou est intervenue. Pourtant, rien ne permet d’affirmer, malgré des actes de banditisme, que la population russe locale ait été victime d’une politique délibérée de persécution sous son régime.
Quelles ques soient les difficultés, les indépendantistes soignent les blessés russes au même titre que les leurs. Pour mettre un terme aux accusations de racisme, Djokhar Doudaev possède un argument imparable, qu’il n’utilise cependant pas. Celui qui s’exprime très volontiers en russe, ” pour que tout le monde [le] comprenne “, est l’un des très rares Tchétchènes à avoir épousé une Russe, Alla, peintre. Cette union, qui perdure malgré la guerre, viole la tradition tchétchène. Il en naîtra une fille et deux fils, dont l’un fut blessé au combat.
Djokhar Doudaev aime se présenter en ” citoyen ordinaire ” de sa République. Mais il parle souvent de lui à la troisième personne. En fait, il a une grande ambition : unifier, sous sa houlette, au sein d’une fédération, tout le Caucase, dont il rêve de devenir un nouveau héros. A peine au pouvoir, Djokhar Doudaev a fait imprimer cinq timbres (pour une poste qui n’a jamais fonctionné en raison du blocus russe). Le premier représente le palais présidentiel de Grozny (que les Russes ont rasé à l’explosif après avoir lutté trois mois pour le conquérir); le deuxième, le loup sous la lune; le troisième l’imam Chamil, héros de la résistance à la colonisation russe au XIXe siècle; le quatrième, le Cheikh Mansour, héros de la première guerre contre l’armée du tsar au XVIIIe. Et le dernier, Djokhar Doudaev en bel uniforme.
Mais le général semble préférer le cheikh dont un portrait ornait son bureau à Grozny, bien qu’il ait dit un jour : ” Au siècle dernier, l’armée tsariste a gagné parce que les Caucasiens étaient dirigés par un imam et non par un général comme moi. ” Il a peut-être une autre raison de pencher pour le cheikh plutôt que pour l’imam. Après trente ans de guerre, assiégé dans la montagne, l’imam Chamil, un Avar du Daghestan, s’était finalement rendu. Ce farouche guerrier avait paisiblement fini sa vie… en ” invité ” du tsar. Fait prisonnier, le cheikh Mansour est, lui, mort en prison.
NAUDET JEAN BAPTISTE
Le Monde
jeudi 28 mars 1996, p. 11