MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANT – Après la reprise, en début de semaine, de la ville de Goudermes par les forces russes, une recrudescence des bombardements aériens et des tirs d’artillerie des troupes du Kremlin a été constatée, mercredi 27 décembre, en Tchétchénie, notamment contre le village d’Atchkoï-Martan (sud-ouest de Grozny), et dans la région de Vedeno, le fief du président Djokhar Doudaev.

Sous de mortels bombardements russes, les combats entre les troupes de Moscou et les combattants tchétchènes relancés par l’organisation d’élections dans la république sans consultation avec les indépendantistes se sont étendus, mercredi 27 décembre, en Tchétchénie. A six mois de l’élection présidentielle en Russie, la ligne “dure”, incarnée par le ministre de la défense Pavel Gratchev, semble l’avoir emporté à Moscou, au moins sur le dossier tchétchène et, peut-être, sur d’autres. La Russie a, en effet, quasi officiellement renoncé aux pourparlers directs (c’est-à-dire vraisemblablement aux pourparlers eux-mêmes) avec les séparatistes, de nouveau considérés comme des simples “bandits”.

Le ministre russe de l’intérieur, Anatoli Koulikov, a ainsi annoncé en début de semaine que la Russie ne négocierait plus qu’avec le “chef de la République” tchétchène, Dokou Zavgaev, mis en place par Moscou et “légitimé” le 17 décembre par une élection dont le caractère frauduleux est chaque jour plus évident (urnes préalablement bourrées…). “A partir de maintenant, c’est M. Zavgaev lui- même qui devra conduire toutes les négociations dans le cadre d’un dialogue tchétchène interne”, a précisé le ministre russe de l’intérieur, officiellement responsable du “maintien de l’ordre” en Tchétchénie. Comme les indépendantistes tchétchènes ont toujours refusé de discuter, officiellement du moins, avec les “marionnettes de Moscou”, le dialogue risque de s’avérer mort-né.

PRÉSIDENTIELLE EN RUSSIE

Cependant le “scénario afghan”, où les factions tchétchènes s’affronteraient entre elles au bénéfice de Moscou, a peu de chances de se matérialiser : l’intervention militaire a soudé la population contre les Russes et leurs alliés. Ce sont les troupes de Moscou qui devront tenter de contrôler la situation. C’est, pour Moscou, d’autant plus nécessaire que la Russie doit signer, le 29 janvier, un accord retardé pour des “raisons techniques” avec le consortium pétrolier de la Caspienne sur le transit de l’or noir par la Tchétchénie, et en particulier par Gourdermes, la seconde ville du pays tenue pendant dix jours par les indépendantistes.

Le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, qui sait que le conflit a coûté cher lors des législatives à son parti, par ailleurs lié aux intérêts pétroliers et gaziers russes, a récemment répété qu’ “il n’y a pas de solution militaire” en Tchétchénie. Mais le Kremlin semble avoir de nouveau opté pour la force. Ce choix relance les inquiétudes sur la nature du régime, voire sur la tenue de l’élection présidentielle de juin.

Pour deux raisons. D’abord, parce qu’en donnant satisfaction aux “ministres de la force” (armée, intérieur, ex-KGB), Boris Eltsine donne des gages à ceux dont il aurait besoin en cas d’ “interruption momentané” du processus démocratique. Ensuite, parce que la voie de la force en Tchétchénie peut facilement et soudainement mener à une “situation d’exception”, réelle ou simulée, en Russie. Pareille évolution justifierait des “mesures” extrêmes, comme la déclaration de l’état d’urgence et le report du scrutin présidentiel.

Sous le titre “Qui bénéficie de la confrontation ?” en Tchétchénie, Les Nouvelles de Moscou écrivaient, début décembre, que la décision de tenir des élections en Tchétchénie était “l’une des premières étapes de mouvements multiples dont le but ultime est de réunir les conditions pour annuler l’élection présidentielle” en Russie. Prédisant l’inévitable reprise des combats, l’hebdomadaire estimait que les “victoires des troupes russes en Tchétchénie” mèneraient les indépendantistes à étendre la guerre au-delà de leur république. Le journal envisageait des “Boudiennovsk 2 et 3”, du nom de la petite ville du sud de la Russie où les Tchétchènes ont mené une prise d’otages sanglante en juin. “Le président aura alors le devoir d’imposer l’état d’urgence, sinon dans tout le pays, du moins dans un certain nombre de sujets de la Fédération. Dans ce cas, l’élection présidentielle sera naturellement annulée ou reportée indéfiniment”, concluaient Les Nouvelles de Moscou. Ce scénario noir ne constitue vraisemblablement que l’une des variantes, à n’utiliser qu’en cas d’urgence, dont les politiciens russes sont friands. Le Kremlin tente, en effet, de mesurer et de faire évoluer les rapports de forces politiques dans le pays.

Il essaie de rallier autour d’une nouvelle candidature du président Boris Eltsine les “forces démocratiques”, dont une partie est actuellement dans l’opposition (notamment le parti Iabloko), en agitant la menace du “péril rouge”. Cependant, la manière forte adoptée en Tchétchénie est elle-même le plus grand diviseur du “camp démocrate”. L’impasse semble totale.

NAUDET JEAN BAPTISTE

Le Monde
vendredi 29 décembre 1995, p. 5

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