Il y a un an, le 11 décembre 1994, l’armée russe lançait son opération visant à réduire la résistance des indépendantistes tchétchènes. Le ministre de la défense, Pavel Gratchev, avait promis de la mener à bien en deux heures, avec deux régiments. Mais douze mois et des dizaines de milliers de morts plus tard, la guerre dure toujours en Tchétchénie, devenue un bourbier sanglant pour les troupes russes. Le Kremlin avait pourtant fait appel, les premiers mois, à toutes les forces militaires que la Russie, avec ses 150 millions d’habitants, pouvait mobiliser contre un peuple de 1 million de personnes; y compris les raids aériens contre Grozny, une ville de 400 000 habitants aujourd’hui aux deux tiers détruite.
Mais les Russes ignorent toujours pourquoi exactement, et avec qui, leur président a pris la décision de les lancer dans cette guerre. “De la même manière, les Russes ont ignoré pendant vingt ans, tant que Staline était vivant, les réalités du désastre de 1941 face aux nazis”, commente, en exagérant à peine, l’ancien directeur des Nouvelles de Moscou, Egor Iakovlev. Car Pavel Gratchev, qui commandait ces opérations aussi humiliantes pour l’armée russe que coûteuses en vies humaines (plus de 40 000 tués sans doute, surtout civils), reste toujours aujourd’hui ministre de la défense. Ses collègues occidentaux, qui évitaient de le rencontrer au plus fort des massacres, le reçoivent désormais avec tous les honneurs; marchandages sur l’OTAN, la Bosnie et le désarmement obligent. Un désir tenace de soutenir Boris Eltsine face à ses ennemis, même mythiques, amène aussi l’Occident à fermer les yeux sur le nouveau durcissement de la politique tchétchène du Kremlin, au détriment des intérêts de la Russie elle-même. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) vient enfin d’émettre de timides protestations, passées presque inaperçues, contre l’intention russe d’organiser des “élections” le 17 décembre en Tchétchénie sous contrôle de l’armée.
Moscou s’était pourtant engagée en échange de la reprise de l’examen de l’admission de la Russie au Conseil de l’Europe, un moment suspendu à négocier une solution politique, fondée sur des élections libres organisées à l’issue d’un accord militaire de désengagement. Mais les négociations, ouvertes sous la pression d’une prise d’otages spectaculaire menée par les Tchétchènes en Russie en juin ont, depuis, été interrompues. Les Russes ont renoncé à appliquer l’accord militaire qu’ils ont signé le 30 juillet, pariant ainsi sur une “solution” à l’afghane : soutenir un régime local fantoche qui sera chargé de négocier avec les “rebelles”.
La première étape consiste à légitimer l’actuel chef du gouvernement pro- russe installé à Grozny, Dokou Zavgaev, ancien numéro un de la Tchétchénie soviétique devenu, entre- temps, membre de l’administration de Boris Eltsine. Pour cela, Moscou veut organiser son élection à la tête de la République tchétchène le 17 décembre, profitant des élections législatives qui se tiennent ce jour-là en Russie et qui seront étendues à la Tchétchénie. Croyant sans doute rehausser le prestige de M. Zavgaev, le Kremlin lui a organisé une rencontre télévisée avec le président russe, puis avec le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine.
Le choix semble fait d’une “solution” à l’afghane : soutien à un régime fantoche chargé de négocier avec les “rebelles”.
Ce dernier a signé avec lui, vendredi 8 décembre, un “accord” prévoyant l’octroi à la Tchétchénie d’un “statut spécial au sein de la Fédération”. Semblable à ceux dont jouissent déjà d’autres “républiques autonomes” russes, un tel statut est loin de satisfaire non seulement les indépendantistes, mais aussi un représentant de l’opposition pro-russe tel que l’ex-président du soviet suprême de Russie, Rouslan Khasboulatov. Ancien ennemi juré de Boris Eltsine, il est revenu en grâce au Kremlin, qui a besoin de tous les appuis possibles pour mener sa politique tchétchène. Mais M. Khasboulatov sent lui-même qu’il doit tenir la dragée haute à Moscou, pour avoir quelque chance d’être écouté au “pays”.
Les indépendantistes, de leur côté, forts d’une popularité que les massacres et destructions russes n’ont fait qu’augmenter, ont annoncé que voter sous la menace des baïonnettes ennemies revient à faire acte de trahison en période de guerre. L’attentat du 4 décembre à Grozny, qui a fait des dizaines de victimes sous les fenêtres de l’administration russe le bâtiment le plus surveillé de la ville a montré que nul n’était à l’abri de leurs mises en gardes. Dans ces conditions, bien peu de Tchétchènes voudront s’approcher d’une urne le 17 décembre et celles-ci ont toutes les chances d’être “bourrées” par les bulletins des militaires russes, dotés du droit de vote… Des “urnes ambulantes” sont aussi prévues, dont personne n’ira contrôler l’existence réelle, alors que toutes les archives de Grozny, y compris les listes électorales, ont brûlé lors des bombardements l’hiver dernier.
On voit mal quel avantage Moscou peut retirer d’un scrutin que même la très conciliante et discrète mission de l’OSCE sur place a refusé de cautionner. Elle va quitter Grozny avant le 17 décembre, refusant d’observer des élections pour lequelles “les conditions de sécurité” ne sont pas remplies, et qui risquent de replonger le pays dans une guerre ouverte.
Le Kremlin exclut toujours de retirer ses troupes de Tchétchénie, pour ne pas avoir à reconnaître ses erreurs et porter la responsabilité de tant de sang versé en vain. L’Occident, sensible aux arguments de Moscou sur la “menace islamiste” qui viendrait de Tchétchénie, l’encourage au moins par ses silences. Et semble toujours partager les soi-disantes craintes russes de voir d’autres sujets de la Fédération suivre l’exemple tchétchène, ce qui ne s’est nulle part avéré. D’autres arguments sont donc développés désormais au Kremlin, comme la crainte de provoquer une révolte de généraux russes ou de laisser le champ libre à des règlements de comptes inter- tchétchènes. Argument jugé comme particulièrement “hypocrite”, la seule raison retenant Moscou d’armer des unités tchétchènes à son service étant la crainte de voir celles-ci passer à l’ennemi.
Mais le problème reste que les indépendantistes menacent de plus en plus souvent de riposer par “des actions sur le territoire de la Russie”. Ce qui suffit à faire renaître les soupçons sur la façon dont le Kremlin pourrait exploiter cette “poudrière” potentielle sur son territoire. D’aucuns vont même juqu’à y voir un prétexte commode que les autorités pourraient éventuellement exploiter pour “justifier” l’instauration de mesures exceptionnelles de sécurité, voire l’annulation de certaines élections.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
lundi 11 décembre 1995, p. 3