COMME AU DÉBUT du XIXe siècle, les Tchétchènes rêvent à nouveau d’indépendance. Et pour la deuxième fois dans l’Histoire, le peuple tchétchène se heurte à l’immense armée russe. Le paysage a peu changé depuis. Les Tchétchènes et les Russes utilisent les mêmes tactiques de combat qu’il y a un siècle. Seuls les camions ont remplacé les chevaux. Aux sabres et fusils à un coup se sont substitués des fusils d’assaut Kalachnikov. La seconde guerre du Caucase est toujours la résistance du Sud au Nord, des fanatiques de la liberté à l’expansionnisme têtu, des musulmans face aux chrétiens. Nous publions aujourd’hui le sixième épisode de notre série sur les histoires de la conquête russe à travers un inquiétant parallèle entre ces deux guerres de Tchétchénie, celle du début du XIXe siècle et celle qui a commencé le 11 décembre 1994. La première de ces deux guerres a duré cinquante ans.

LES Tchétchènes « avaient l’art de ne se servir de leurs armes qu’au dernier moment. Ils chargeaient contre l’ennemi à une vitesse prodigieuse. A vingt pas, ils tiraient en tenant les rênes de leurs chevaux entre les dents. Puis, rejetant leurs fusils dans le dos, ils fonçaient droit sur les Russes, en faisant tournoyer leurs chachkas au-dessus de leur tête avant d’en frapper de coups terribles », nous raconte le général tsariste Tornau.

Aujourd’hui, un couteau glissé dans une botte, les poches bourrées de grenades, le front ceint d’un bandeau vert, le torse toujours couvert de cartouchières, même si elles ne sont plus d’argent, ils serrent leurs kalachnikovs dans leurs bras comme un enfant, un second chargeur soigneusement collé au premier. Dans des voitures soviétiques déglinguées, ils dépassent parfois un blindé russe, font un tête-à-queue au frein à main, sortent calmement et le détruisent avec application au lance-roquettes. Les dizaines de milliers d’hommes et le déluge de feu qui s’abattent sur les « bandits » tchétchènes, réduisant leurs villes en ruines, ne réussissent toujours pas à les terroriser. Les kalachnikovs ont remplacé les sabres ; ils ouvrent, quand même, les portes du paradis : les Tchétchènes meurent toujours pour la liberté et pour Allah.

Pour la deuxième fois, l’immense Russie se heurte à la petite Tchétchénie, le chrétien au musulman, le Nord au Sud, l’expansionnisme têtu aux fanatiques de la liberté. Malgré plus d’un siècle de domination russe, dont soixante-dix ans de soviétisme, la société tchétchène rêve toujours d’indépendance. En dépit des efforts des communistes, l’islam n’a jamais été extirpé ; il était simplement devenu clandestin. L’agriculture n’a été collectivisée que de manière superficielle. Le KGB n’a jamais réussi à infiltrer les sociétés secrètes des soufis, puissantes confréries islamiques. Dans la montagne, le dernier abrek, bandit d’honneur, n’est mort, les armes à la main, un petit Coran sur la poitrine, qu’en 1976. Malgré leur déportation massive au Kazakhstan par Staline, après la seconde guerre mondiale, les Tchétchènes restaient largement insoumis : en 1985, à Astrakhan, les forces soviétiques ont même dû ouvrir le feu contre de jeunes Tchétchènes qui refusaient d’aller combattre leurs coréligionnaires en Afghanistan.

Dès la déclaration d’indépendance, en 1991, la petite République se couvre de mosquées. A Grozny, la capitale tchétchène, au milieu des légumes, des fruits, des moutons et des tapis, un marché aux armes s’ouvre. Tout s’y achète, tout s’y commande : fusils automatiques, lance-roquettes et même un char. Car le seul vrai Tchétchène est un Tchétchène armé. Pourtant, la Tchétchénie, de nouveau « souveraine », ne rejette tout à fait ni le russe ni le rouble… « hospitalité caucasienne » oblige. Simplement, on a chassé pour un temps, au moins l’armée de Moscou. Ici, les invités peuvent rester le temps qu’ils veulent, mais il leur faut boire le thé longuement et ne jamais venir armés.

Alors, quand les troupes russes entrent pour la deuxième fois en Tchétchénie, en décembre 1994, après cent trente ans de soumission ponctués de révoltes, et trois ans d’indépendance, la deuxième guerre du Caucase éclate. C’est de nouveau le Ghazawat, de nouveau le djihad, la guerre sainte. « Navrante, indécise, héroïque, inutile », selon l’expression d’un général russe, la première guerre avait duré cinquante ans. Son héros était Chamil, le prophète, le guerrier venu du Daghestan. La seconde commence le 11 décembre 1994, lorsque l’armée russe, après avoir reflué en désordre, lors de l’effondrement de l’URSS, a franchi de nouveau le Terek. Son chef politique est Djokhar Doudaev, un ex-général d’aviation de l’armée soviétique, élu président. Il cultive le secret, le goût du théâtre. Les deux hommes donnent leurs fils à la guerre. Celui de Chamil sera fait prisonnier des Russes, celui du président Doudaev sera grièvement blessé. En 1995, le héros militaire du Caucase est… Chamil Bassaïev.

La première et la deuxième guerre du Caucase commencent de la même façon : par la soumission de la Géorgie à la Russie, acquise une première fois au début du XIXe siècle. Reste à conquérir ou à reconquérir le Caucase, la « Montagne blanche » qui fait écran, barre l’horizon impérial. La première aguerre dura plus de cinquante ans et mobilisera jusqu’à trois cent mille hommes. La seconde a commencé en décembre dernier, quand, après avoir repris le contrôle de la Géorgie et de l’Arménie, mais toujours pas de l’Azerbaïdjan et de son pétrole, Moscou décide de remettre au pas la Tchétchénie rebelle. Après plusieurs tentatives pour téléguider une « opposition » tchétchène armée et financée par Moscou, les troupes russes passent à l’assaut.

Le paysage a peu changé. Les Tchétchènes et les Russes utilisent les mêmes tactiques qu’il y a un siècle. Les montagnards sont, une fois de plus, rapidement écrasés dans les plaines propices aux manoeuvres de l’armée russe, qui utilise la politique de la terre brûlée à la fin du XXe comme au XIXe siècle. « De pletites colonnes étaient chargées de détruire les maisons des rebelles et leur champ : les moissons étaient détruites, les aouls livrés aux flammes et les tribus qui résistaient abattues », racontait déjà le général Tornau. Aujourd’hui, le même scénario tanks, avions et hélicoptères de combats à l’appui se répète. De leur côté, les Tchétchènes n’ont pas oublié les glorieuses contre-offensives de leurs aïeux, y compris l’attaque suicide ou le nabeg, le raid sanglant lancé à partir des montagnes contre un objectif ennemi ; les combattants infligaient alors de lourdes pertes à l’armée impériale, prenant des otages avant de se retirer dans les montagnes.

EN juin 1995, Chamil Bassaïev et ses combattants barbus rééditent l’un des exploits de son ancêtre, l’imam Chamil. A la place des chevaux, ce sont des camions ; les sabres et les fusils à un coup sont remplacés par des fusils d’assaut Kalachnikov. Il lance une attaque surprise sur la petite ville de Boudiennovsk, dans le sud de la Russie. Les hommes de Bassaïev sèment la terreur dans les rues, brûlent quelques immeubles et se retranchent dans l’hôpital de la ville avec des centaines d’otages. Impuissants, les Russes doivent les laisser partir. Respectant scrupuleusement les traditions, Chamil Bassaïev refuse obstinément l’argent, mais exige un grand camion frigorifique pour ramener ses morts. Lui et les survivants de son unité sortent de l’hôpital avec leurs bandages, les armes à la main. Comme leurs ancêtres, ils semblent insensibles à la douleur. Déjà, un soldat du tsar racontait : « J’ai vu un homme réduit en bouillie avec la crosse de nos mousquets et transpercé par une baïonnette et criblé de balles, brandissant son sabre chachka autour de sa tête insolente et frappant comme un fou. » Au Daghestan, en Tchétchénie, le jeune chef est accueilli en héros, aux cris de « Chamil ! Chamil ! ». Le commando se replie à Dargo, village de montagne où l’imam Chamil a livré de féroces batailles contre les troupes impériales russes et qui est finalement tombé en 1859.

Au siècle dernier, la conquête aurait coûté cinquante mille tués à l’armée russe. La nuit, dans la forêt, raconte le général tsariste Tornau, « les hommes tombaient, mais on ne voyait pas l’ennemi. Les Tchétchènes surgissaient, pour ainsi dire de terre, et bondissaient sur les hommes isolés, les mettant en pièce avant que leurs camarades aient pu venir à leur secours. (…) Au camp, s’il y a un fourré ou un point d’eau, il faut le protéger par un demi-bataillon et de l’artillerie, sinon les chevaux sont abattus ou emmenés dans la forêt. Tous les jours sont identiques : partout les montagnes, partout les forêts, et les Tchétchènes sont des ennemis inlassables et féroces ».

Aujourd’hui, faute de forêts, c’est au milieu des ruines, dans les villes, qu’une armée invisible décime les troupes russes. En six mois, celles-ci auraient déjà perdu cinq mille hommes. Dès la tombée du jour, annonciatrice du danger, les soldats russes noient leur peur dans la vodka et se retranchent derrière des blocs de béton. A la faveur de l’obscurité, les combattants s’approchent des postes russes. Ils n’attaquent « jamais du même endroit », se font « toujours insaisissables », racontent les soldats russes. Lorsque les renforts blindés et hélicoptères arrivent, il n’y a plus, sur le terrain, que des victimes à ramasser. Les nouveaux abreks se font rarement prendre. Ceux qu’on arrête des civils faute de mieux et que les Russes détiennent, interrogent, torturent dans les « centres de filtrage » plient rarement. Ils attendent leur libération, non pour s’enfuir, mais pour aller se battre.

Plus d’un siècle plus tard, les soldats russes envoyés en Tchétchénie ressemblent étrangement à leurs ancêtres de l’armée tsariste. « C’étaient des serfs voués à la peine, à l’injustice, qui travaillaient toute leur vie pour enrichir les autres, vivant et mourant dans la superstition et l’ignorance, dans la boue et la neige, avec la vodka pour seule consolation. Ils se plaignaient rarement et vivaient comme ils mouraient, stoïquement », écrit l’écrivain Lesley Blanch. Aujourd’hui encore, ils boivent plus que de coutume pour faire passer la peur et le dégoût, convaincus que la guerre « enrichit quelqu’un », qu’elle « sent le pétrole ». Et ils craignent la vendetta des Tchétchènes, le kanly, qui peut durer jusqu’à trois ou quatre générations. Une fois de plus, malgré sa puissance, l’armée russe semble enlisée.

JEAN-BAPTISTE NAUDET

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