Ignorant le témoignage capital d’un député, le jugement de la Cour constitutionnelle illustre la faiblesse des contre-pouvoirs à Moscou. Au même moment, Boris Eltsine décidait de supprimer la commission aux droits de l’homme.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANTE – POUVOIRS Au fur et à mesure qu’approchent les élections législatives de décembre en Russie, la concentration des pouvoirs au sein de l’administration présidentielle semble se renforcer. Le jugement, lundi 31 juillet, de la Cour constitutionnelle, qui a coupé court aux critiques sur la légalité de l’intervention militaire en Tchétchénie, a confirmé cette tendance en mettant M. Eltsine à l’abri de toute poursuite judiciaire. L’ANCIEN DISSIDENT Sergueï Kovalev, un des plus virulents opposants de la guerre en Tchétchénie, s’est vu retirer lundi son poste de commissaire aux droits de l’homme auprès du président. LE MINISTRE des affaires étrangères russe, Andreï Kozyrev, a d’autre part critiqué l’intervention de l’armée croate en Bosnie. Cette intervention n’a toutefois pas été condamnée par le Conseil de sécurité de l’ONU.

L’usage de la force armée pour résoudre un conflit ethnique interne, même à l’échelle de ce qui s’est passé depuis sept mois en Tchétchénie, est désormais “absolument constitutionnel” en Russie. C’est le résultat d’un jugement rendu, lundi 31 juillet, par la Cour constitutionnelle à Moscou, à la satisfaction du pouvoir et au grand découragement de ce qui reste comme démocrates actifs dans un pays “où le pouvoir veut à nouveau tout concentrer entre ses mains”, comme l’a déploré Sergueï Kovalev. Le commissaire russe aux droits de l’homme réagissait également, par ces termes, à la décision de Boris Eltsine, intervenue le même jour, de supprimer sa commission, dernier espace laissé à une voix indépendante au sein des structures d’Etat.

L’impuissance du Parlement russe face à l’exécutif est bien connue. Alors que tous les votes des députés sur l’intervention en Tchétchénie ont été ignorés, ces derniers ont ensuite mis cinq mois pour obtenir que la Cour constitutionnelle se saisisse de leurs plaintes sur l’illégalité des décrets de l’exécutif qui ont lancé la guerre. La Cour a, enfin, attendu que soit signé, dimanche à Grozny, un premier accord entre Russes et Tchétchènes (Le Monde du 1er août), pour rendre public son jugement. Et celui-ci signifie que “le président peut à nouveau, s’il le désire, décider tout seul de faire intervenir l’armée n’importe où en Russie”, a estimé Sergueï Kovalev.

Dans un pays où le système juridique reste un mélange détonant d’anciennes et de nouvelles lois, et où la Constitution comporte des failles peu innocentes, les juges n’ont guère eu de mal à trouver, formellement, de quoi étayer leur décision : ils ont estimé, dans leur majorité, qu’étant constitutionnellement le garant de l’unité territoriale du pays, le président Boris Eltsine se devait de prendre des décisions ad hoc à l’égard des séparatistes tchétchènes. En clair, lancer une guerre qui a fait des dizaines de milliers de morts. Une minorité de juges (sept sur dix-neuf) ont cependant émis des réserves, qui doivent légalement être rendues publiques.

“SITUATION EXTRAORDINAIRE”

Elles porteraient sur le fait que les décrets en question violent d’autres points de la Constitution : ceux, entre autres, qui font de Boris Eltsine le garant de la vie et de la sécurité des citoyens, ou celui qui exige, avant tout recours à la troupe sur le territoire de la Fédération, l’instauration d’un état d’urgence. Mais la Cour a estimé que la loi sur l’état d’urgence, qui date de 1990, ne pouvait s’appliquer à la Tchétchénie “où la situation était extraordinaire”. La Cour a également estimé que l’ “oukase” de Boris Eltsine du 10 décembre 1994, chargeant le gouvernement de prendre “toutes les mesures” propres à “rétablir l’ordre constitutionnel en Tchétchénie”, entrait parfaitement dans les compétences du président.

Il est vrai que le jugement de la Cour n’a surpris personne en Russie. Boris Eltsine avait suspendu ses activités en octobre 1993, quand la Cour s’était opposée à sa décision de dissoudre le Parlement. Ayant appris la leçon, le président a imposé six nouveaux juges aux côtés des treize déjà en place ce qui a renversé le rapport de forces en son sein et donné la présidence à un fidèle, Vladimir Toumanov. Ce dernier a certes annulé formellement son adhésion au Parti pour l’unité et l’accord en Russie dirigé par le vice- premier ministre, Sergueï Chakhraï, qui fut justement choisi pour défendre les décrets présidentiels sur la guerre devant la Cour. Mais les “amitiés” restent et le président Toumanov a obtenu que la Cour suspende ses auditions sans écouter les experts et députés invités par les plaignants.

Le témoignage de l’un d’eux, le député Pavel Shtein, était pourtant capital : ayant participé aux négociations menées avec les Tchétchènes juste avant l’entrée des troupes russes, il affirme, documents à l’appui, que ces derniers avaient déjà accepté, à ce moment-là, le principe d’un désarmement sous contrôle de leurs forces. Ce qui constitue la base de l’accord militaire qui vient d’être signé, après sept mois de guerre. Autrement dit, les dizaines de milliers de morts, la destruction de Grozny et des villages, comme les séquelles de cette guerre sur l’état moral du pays étaient inutiles.

Or l’argumentation de Sergueï Chakhraï, représentant du pouvoir au procès, consistait justement à dire que le président avait “épuisé toutes les possibilités de solution négociée”. Le député Shtein, privé de parole, devait aussi lire des déclarations du même Sergueï Chakhraï lors d’une séance à huis-clos du Conseil de la Fédération, un mois à peine avant le début de la guerre : ce “juriste” démontrait alors, avec autant de conviction, qu’il ne pouvait pas y avoir de solution militaire en Tchétchènie…

Le jugement de la Cour constitutionnelle désormais rendu et sans appel, Boris Eltsine ne craint plus d’être condamné par quelque instance que ce soit en Russie. Les blâmes éventuels ne pourront plus toucher que des exécutants qui auraient “outrepassé” ses ordres. Cette assurance lui est utile au moment où la résistance des Tchétchènes, comme l’approche des élections en Russie, a imposé l’ouverture de négociations. L’accord signé dimanche n’a pas empêché la poursuite des tirs en Tchétchénie; sept soldats russes ont été encore tués dans la nuit de dimanche à lundi.

TARDIVE SAGESSE

Mais les délégués de Moscou aux négociations ont minimisé ces violations de l’accord, affirmant que, sans lui, la situation serait pire encore : “L’armée russe aurait alors à affronter durant des années des bandes armées dispersées, privées de commandement et ayant recours au terrorisme”, a déclaré le nouveau ministre russe de l’intérieur, le général Koulikov. Cette tardive sagesse n’est pas partagée par tous en Russie, a prévenu un autre membre de la délégation, Arkadi Volski, appelant à chasser les “faucons russes proches du pouvoir”.

Toutefois, force est de constater que c’est l’homme qui a le plus fait pour tenter d’arrêter la guerre, Sergueï Kovalev, qui est aujourd’hui chassé de son bureau du Kremlin. Au moment même où le général Alexandre Korjakov, le fidèle garde du corps de Boris Eltsine qui l’a toujours poussé aux solutions de force, est officiellement chargé de veiller à la sécurité de l’Etat dans son ensemble, y compris par des écoutes téléphoniques des membres du gouvernement ou du Parlement… C’est là, semble-t-il, la conception russe de la séparation des pouvoirs.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
mercredi 2 août 1995, p. 2

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