MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANT – La guerre mais aussi la paix qui se profile en Tchétchénie ont l’odeur du pétrole. Si l’une des causes principales du déclenchement du conflit en décembre 1994 était bien l’oléoduc qui traverse cette république sécessionniste du sud de la Fédération de Russie, il pourrait bien aussi être l’une des raisons de la paix, avec les menaces sur un budget déjà fortement déficitaire, la dégradation de l’image de la Russie ou encore les risques de terrorisme. Après plus de six mois de guerre, Moscou doit se rendre à l’évidence. Malgré leurs “victoires”, les forces russes sont incapables de contrôler la Tchétchénie et d’assurer la sécurité des installations pétrolières, et notamment des précieux oléoducs. Pour les pétroliers russes, c’est une nouvelle catastrophe.

Les champions russes de l’énergie avaient déjà vu leur échapper, en septembre 1994, le “contrat du siècle” (7,5 milliards de dollars d’investissements) pour l’exploitation du pétrole de la Caspienne en Azerbaïdjan (2 à 3 milliards de tonnes de réserve). Et cela malgré les pressions ouvertes de Moscou sur Bakou et quelques sombres tentatives de coups d’Etat. Après négociations, la compagnie pétrolière d’Etat russe, Lukoil, a dû se consoler d’une participation de 10 % dans le consortium d’exploitation, dominé par les Américains. Washington a, de plus, réussi à en écarter l’Iran abhorré au profit de son alliée, la Turquie.

Mais les Russes avaient un sérieux espoir de toucher le “lot de consolation” : le transport de l’or noir azéri, un “problème-clef”, selon les experts. N’ayant pu empêcher la signature du contrat sur la Caspienne, Moscou a tout fait pour assurer l’exportation du pétrole à travers son territoire, qui pourrait rapporter un demi-milliard de dollars par an. Cela lui permettait aussi de garder sous contrôle l’Azerbaïdjan, qui louche vers la Turquie. La Russie a des atouts. Après le renoncement à la “route du sud” par l’Iran, sous pression de Washington, et l’abandon de la “route de l’ouest” par l’Arménie, en raison de la guerre du Haut- Karabakh, il ne reste plus au consortium que deux possibilités : le chemin de l’ouest via la Géorgie pour rejoindre la Turquie et la Méditerranée (option favorite des Américains) ou la “route russe” du nord par l’oléoduc traversant la Tchétchénie.

Même si elle est la plus économique et la plus rapide à mettre en oeuvre, la route russe se heurte à deux obstacles. D’abord aux limitations récemment imposées par la Turquie sur la circulation des pétroliers dans le détroit du Bosphore. Or cette première difficulté est en passe d’être résolue grâce, notamment, à Viktor Tchernomyrdine : pour contourner le verrou turc, la Russie, la Bulgarie et la Grèce se sont mises d’accord pour construire un oléoduc. Le pétrole transiterait par bateau de Novrossisk juqu’au port bulgare de Burgas, puis, par le nouvel oléoduc, jusqu’au port grec d’Alexandropolis. “La Russie a doublé la Turquie dans le jeu des oléoducs”, se réjouissait, début juin, le journal les Izvestia.

Il reste un second problème en aval : la Tchétchénie et la sécurité de son oléoduc. C’est cette question qui serait l’une des causes principales de la brouille entre les autorités russes et le président indépendantiste tchétchène, Djokhar Doudaev. “Afin d’éviter la guerre en Tchétchénie, la Russie était prête à donner un statut spécial à la Tchétchénie à condition que Moscou garde un contrôle total des moyens de transports passant par la république et que l’industrie pétrochimique de Grozny soit contrôlée en commun”, écrivait, en février, le mensuel russe Delovoï Mir. Pendant près de trois ans “d’indépendance” de facto, les autorités tchétchènes et russes semblent s’être “entendues” en secret. Mais, fin août 1994, l’or noir a cessé de couler de Tchétchénie.

VOLTE-FACE

Moscou dément, sans convaincre, que “l’opération de simple police” en Tchétchénie soit “une guerre pour le pétrole”. Les autorités russes répondent à côté : elles font d’abord valoir que les réserves de la Tchétchénie (60 millions de tonnes de pétrole) sont négligeables (la Russie produit 300 millions de tonnes par an). Elles insistent sur le fait que l’oléoduc chargé d’évacuer le pétrole de la Caspienne en provenance du Kazakhstan passera au sud de la Russie, en évitant la Tchétchénie. Mais les responsables russes oublient trois choses. D’abord que, dans le projet initial, l’exportation du pétrole kazakh devait bien se faire via la zone aujourd’hui en conflit. Ensuite que la nouvelle “route” par le sud de la Russie nécessite la construction d’une section d’oléoduc. Et, enfin, que l’exportation des richesses azéries via la Russie passe forcément par le Daghestan et/ou la Tchétchénie. Dans les cercles gouvernementaux russes, on commençait à se préoccuper de cette question. Voyant que la guerre n’avait rien réglé, on manifestait une volonté de négocier, visiblement sabotée par les ministères russes de l’intérieur et de la défense, qui refusent de reconnaître leur échec.

Une volte-face difficile s’imposait. Le gouvernement, les groupes de pression de l’énergie semblent avoir utilisé (certains pensent même “organisé”) au mieux la “tragédie de Boudennovsk” pour affaiblir les ministres du clan des durs et imposer des négociations de paix. Dans un retournement trop spectaculaire et rapide pour être totalement spontané, l’affaire de la prise d’otages de Boudennovsk a permis à Viktor Tchernomyrdine de relancer le processus de paix. Il ne restait plus que deux mois avant que la route pour le pétrole azéri ne soit définitivement choisie. Sentant le vent tourner, le chef de l’Etat géorgien, Edouard Chevardnadze, s’est dit prêt, fin juin, à éliminer tous les obstacles sur la route géorgienne du transport du pétrole azéri. De son côté, la Russie met en avant les capacités de son oléoduc tchétchène ( “quadruple par rapport au géorgien”, soit 17 millions de tonnes par an) et se réjouit que Bakou ait accepté de créer une commission pour étudier la route du nord. A Grozny, après le match nul de la guerre et quelques dizaines de milliers de morts, il reste à négocier quel sera le degré d’indépendance des Tchétchènes, et aussi quel sera leur part du trésor de la Caspienne.

NAUDET JEAN BAPTISTE

Le Monde
mercredi 19 juillet 1995, p. 2

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