Au lendemain d’un vote de défiance de la Douma contre le gouvernement, le premier ministre russe a engagé, jeudi 22 juin, une épreuve de force avec la Chambre basse du Parlement. Il somme, en effet, les députés d’accorder leur confiance au gouvernement lors d’un vote le 1er juillet, sinon le président Eltsine menace de dissoudre la Douma. Cette fronde réveille les ressentiments de l’armée vis-à-vis du pouvoir « civil ».
La presse à Moscou traduisait, vendredi 23 juin, la confusion qui règne toujours en Russie après ce qu’elle avait appelé la « semaine de la honte nationale », celle de la prise d’otages de Boudennovsk : dressant des scénarios possibles d’une nouvelle crise politique, ouverte la veille par le pouvoir qui pourrait dissoudre prématurément la Douma, la Chambre basse du Parlement, les journaux n’accordent guère d’attention à la volte-face de Boris Eltsine sur la guerre en Tchétchénie, comme si celle-ci n’était pas à l’origine de la crise actuelle.
Le président Eltsine a pourtant prononcé des phrases étonnantes, jeudi, en présidant une réunion plénière du cabinet : « Le processus d’un règlement politique de la crise tchétchène a manifestement pris du retard. Nous avons manqué là de volonté politique et de souplesse. La possibilité même de compromis était écartée. Il faut reconnaître que les personnes mandatées aux pourparlers prônaient plutôt des solutions de force ». « ENTOURAGE »
Il est vrai que Boris Eltsine, qui lisait, non sans difficulté, un texte préparé par des conseillers « libéraux », n’était pas celui qui, une semaine plus tôt à Halifax, avait prôné, gestes démesurés à l’appui, la « destruction des bandits ». Mais le pays étant dirigé par l’« entourage » caché et fluctuant du président élu, on peut en conclure que le pouvoir a changé de main et que le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, initiateur des négociations qui se déroulent depuis lundi en Tchétchénie, a creusé sa place dans la nouvelle configuration du Kremlin.
Le soutien public et appuyé que le chef du gouvernement a reçu de Boris Eltsine lors de la même réunion s’est d’abord traduit par une contre-offensive visant la Douma, qui avait adopté, mercredi, un vote de défiance au gouvernement. Ce dernier a décidé, jeudi, de reposer lui-même la question de confiance, ce qui met la Douma au pied du mur : soit elle revote la défiance et elle sera alors dissoute par le président, perdant des avantages pour la campagne des élections legislatives qui pourraient être légèrement anticipées ; soit elle se dédit, perdant un peu plus de sa faible crédibilité dans le pays. La date de ce nouveau vote de la Douma a été fixée au 1er juillet, au lendemain d’une réunion du Conseil de sécurité prévue le 29 juin.
Boris Eltsine a annoncé qu’il fera savoir à cette occasion lesquels de ses ministres, vice-ministres ou autres fonctionnaires chargés des « structures de force », il aura décidé de sacrifier pour laver la « honte » de Boudennovsk. Un autre scénario est envisagé : la Douma lance une procédure de destitution du président, qui n’a aucune chance d’aboutir mais peut bloquer la dissolution de la Chambre basse du Parlement. Dans tous ces cas de figure, le monde politique russe aura assez de pain sur la planche pour une agitation de façade à l’abri de laquelle le pouvoir pourra continuer à agir selon ses habitudes.
MENACES
A moins que les sanctions annoncées au sein des « structures de force » ne soient assez significatives pour enrayer tous ces plans. Préventivement, sans doute, Pavel Feguengauer, un chroniqueur qui passe pour le porte-parole de l’état-major militaire, menacait, jeudi, le nouveau « gouvernement Eltsine-Tchernomyrdine » d’un coup d’Etat : en cédant, dit-il, face au chantage terroriste, de surcroît devant les écrans de télévision, le pouvoir a ouvert la voie à des désordres plus grands : « Les militaires se souviendront alors qui les a humiliés à nouveau, en leur donnant un ordre d’assaut contre l’hôpital de Boudennovsk, puis en arrêtant l’opération à mi-chemin. Très bientôt, les militaires pourraient estimer de leur devoir d’imposer l’ordre dans un pays qui se désintègre », écrivait, jeudi, ce chroniqueur.
En attendant, les militaires continuent à imposer l’« ordre constitutionnel » en Tchétchénie, malgré les négociations en cours et le cessez-le-feu décretés par le « nouveau » pouvoir, dont certaines unités russes sur place n’ont nullement été informées, rapportent des correspondants. A l’inverse, un protocole, signé jeudi par les délégations russe et tchétchène à Grozny, avait beau stipuler que « la partie tchétchène va aider les forces fédérales » à mettre la main sur Chamil Bassaev, le chef des preneurs d’otages de Boudennovsk, un membre de la délégation tchétchène rassurait ensuite une imposante mani- festation de femmes « pro-Doudaev », assemblées devant le siège de l’OSCE, où se déroulent les négociations, que « personne ne laissera toucher à un cheveu de la tête de Bassaev ».
Il est vrai que cette promesse avait manifestement été donnée dans le seul but de permettre au gouvernement de faire face, au moins quelques jours, à leurs propres militaires. On est loin, en Russie, d’entendre l’appel que lance désespéremment depuis une semaine Elena Bonner, la veuve de Sakharov, en faveur d’une amnistie générale, qui seule pourrait signaler une fin de la « sale guerre » tchétchène.
SOPHIE SHIHAB