Au-delà de l’incertitude qui régnait encore six jours après le début du drame sur l’impact de ces concessions des négociations et un cessez-le-feu qui peuvent être suspendus à tout moment une nouvelle donne prévaut ainsi à Moscou. Car la solennité avec laquelle Viktor Tchernomyrdine s’est engagé à tenir ses engagements, observé par des millions de Russes rivés aux écrans de télévision lors de ses conversations téléphoniques avec le chef des « bandits », laissera de toute façon des traces.
La question qui se pose est de savoir qui a engagé le tournant : Boris Eltsine lui-même, pressé par la situation explosive qui s’installait alors que la solution de la force, qu’il avait choisie avec son ministre de l’intérieur, Viktor Ierine, pour libérer les otages, a conduit au désastre ? ou comme le suppose la presse son premier ministre, qui a multiplié les signes d’indépendance vis-à-vis du président ? Durant ces trois derniers jours, jamais le contraste ne fut plus grand entre, d’une part, Viktor Tchernomyrdine, qui s’est montré résolu, capable de prendre des responsabilités et, d’autre part, Boris Eltsine, montré au sommet du G7 à Halifax au Canada, indécemment jovial ou excité, réclamant « la destruction des criminels à bandeaux sur le front ».
Dans sa seule intervention au pays, télévisée cinq jours après le drame, Boris Eltsine est aussi apparu, l’air plus méchant que jamais, dénué d’idées sur la façon de résoudre la crise. Et le message diffusé en son nom, lundi 19 juin, affirmant que « toutes les actions du pouvoir visaient avant tout à préserver la vie des otages » fut pris pour ce qu’il fut : un rattrapage dérisoire pour tenter de prouver au pays que le président était maître de la situation.
Certes, le premier ministre lui-même a souligné avoir agi « en consultation » avec Boris Eltsine. Mais le conseiller présidentiel pour les affaires de sécurité, Iouri Batourine, qui apparaissait à ses côtés durant les négociations télévisées, est, de notoriété publique, une des bêtes noires des favoris du président, ceux du « parti de la guerre ». Le prudent Viktor Tchernomyrdine en a rajouté lui-même, en ayant des paroles désagréables pour le ministre de la défense, Pavel Gratchev, après avoir obtenu le contact avec les forces de l’intérieur déployées à Boudennovsk non pas par l’intermédiaire de leur ministre présent sur place, mais par celui d’un obscur adjoint du chef de la police locale. Il s’est aussi permis de démentir le président en affirmant que « le centre n’a aucune information sur une offre d’asile donnée par la Turquie à Djokhar Doudaev », une information lancée par Boris Eltsine à Halifax.
UNE ARME CONTRE M. TCHERNOMYRDINE
Mais qui est « le centre » alors ? Le malaise n’a été qu’accentué par une déclaration du chef du cabinet présidentiel, Sergueï Filatov, affirmant lundi 19 juin que le but principal du commando tchétchène n’était pas d’obtenir la fin de la guerre en Tchétchénie, mais « de creuser un fossé entre le président et les autres branches du pouvoir ».
Porté ainsi au pinacle, Viktor Tchernomyrdine doit s’attendre à des contres-attaques. Les médias rappellent que Boris Eltsine n’aime pas ceux qui lui portent de l’ombre, même si c’est lui-même qui a choisi son premier ministre comme cheval de bataille principal pour les élections legislatives prévues en décembre. L’affaire était mal partie et le nouveau prestige de M. Tchernomyrdine, qui a intérêt à la « stabilité » autant que Boris Eltsine, peut, à cet égard, redresser la situation. Mais les occasions peuvent être facilement créées pour réduire à néant les efforts de M. Tchernomyrdine visant à instaurer la paix en Tchétchénie, « le principal objectif actuel » a-t-il souligné. Dès lundi 19 juin, les services de presse des forces russes à Grozny ont annoncé une multitude « d’attaques » menées par les « bandits en déroute » en Tchétchénie, comme dans les républiques voisines d’Ingouchie et du Daghestan, « en violation du cessez-le-feu ».
La psychose de nouveaux « attentats terroristes » en Russie même est en outre savamment développée dans le pays. Le représentant du président Doudaev à Moscou, Hamad Kourbanov, a été de nouveau arrêté, dimanche 18 juin, après une première interpellation la semaine dernière. Le FSB (ex-KGB) l’accuse d’« espionnage ». Enfin, seuls quelques commentateurs de médias russes indépendants ont osé dire, frisant le sacrilège, que des « terroristes » ont réussi en quelques jours là où les démocrates russes et la communauté internationale échouent depuis six mois. Mais il ne fait nul doute que cette constatation est une arme prête à être brandie, contre Viktor Tchernomyrdine, par tous ceux qui savent qu’un désaveu de la guerre en Tchétchénie dont les autorités russes dans leur globalité semblent encore loin entraînerait aussi le leur. A commencer par Boris Eltsine lui-même.
SOPHIE SHIHAB