Ils sont partis en vainqueurs. Sans peur, fiers, foulard vert sur la tête, armés jusqu’aux dents. Ils ont salué de la main les infirmières dans de grands bus aux rideaux tirés, escortés par des voitures de police. Ils ont traversé la foule massée à la sortie de l’hôpital en la regardant calmement à travers leurs lunettes de soleil, la main sur l’arme automatique. Certains ont fait le « V » de la victoire en passant devant les soldats russes. Tout le monde s’est tu comme par respect ou par crainte. Après six jours d’horreur, les combattants indépendantistes tchétchènes de Chamil Bassaev ont quitté, lundi 19 juin, l’hôpital de Boudennovsk où ils détenaient des centaines de Russes en otage.
Ils sont partis pour Vedeno,leur fief dans les montagnes du Caucase, à bord de sept bus rouges emmenant avec eux leurs blessés et leurs morts et un « groupe de protection » : cent quatorze volontaires parmi les otages de l’hôpital, quinze journalistes et quelques députés russes dont le délégué aux droits de l’homme, Sergueï Kovalev. Ils sont partis, sans peur, même s’ils roulaient peut-être vers la mort. Les autorités russes ont, en effet, tout fait pour que les Tchétchènes partent avec le minimum de protection. Elles se sont longtemps opposées au passage des députés russes. Elles ont refusé de garantir la sécurité de ceux qui avaient accepté d’accompagner les Tchétchènes. Elles voulaient même leur faire signer une « décharge », considérant ceux qui « se joignaient aux groupes de bandits » comme des « volontaires » devant assumer « toutes les conséquences ». « HONTE À VOUS ! »
Malgré ces mauvais présages, les Tchétchènes et leurs « volontaires » sont partis. Alors les blindés des forces russes qui assiégeaient l’hôpital ont refermé la route.
Puis, après un ballet hurlant de dizaines d’ambulances emmenant les blessés, les otages sont sortis comme des robots, hallucinés, yeux exorbités, vêtements parfois tachés de sang, déchirés, sales, épuisés, traumatisés. Les premiers à quitter à pied l’hôpital criblé de balles, calciné, au toit effondré, furent trois infirmières et un médecin. Les Tchétchènes étaient bien partis, mais ils portaient un drapeau blanc. Quand les blindés russes, ceux qui avaient tiré samedi sur l’hôpital, se sont écartés pour les laisser passer, une infirmière soutenue par des collègues, tremblant de tous ses membres, a hurlé : « Honte à vous ! »
Honte aux Russes. Honte aux soldats russes. Honte à ceux qui avaient tiré sur eux pour les « libérer ». Honte à ceux qui avaient accepté cela. Puis, les rescapés de Boudennovsk ont défilé : des malades au bras en écharpe, des médecins, des vieux, des blessés qui marchaient l’air hagard, d’autres qui se soutenaient entre eux. Personne n’osait les aider. Tout à coup l’un d’eux s’effondrait dans la foule, dans les bras de parents retrouvés. Les corps s’entrechoquaient. Les couples réunis s’embrassaient follement. Un homme se jetait par la vitre d’une ambulance qui fonçait, un autre dans un bus en reconnaissant un parent. C’était « Mon Dieu ! Mon Dieu ! », des cris, des pleurs de joie et d’horreur. Mais bientôt les blindés ont refermé le chemin. Plus personne ne sortirait vivant de l’hôpital.
PRISE DE CONSCIENCE
Ceux qui attendaient encore, les parents des otages qui n’avaient pas vu le leur sortir, montraient des photos du disparu, criaient le nom de leur enfant, de leur père, interrogeaient le personnel de l’hôpital, demandaient si quelqu’un l’avait vu passer dans un bus, une ambulance.
Ils se sont mis à parcourir la ville. Ils allaient à la polyclinique où sont soignés des dizaines de blessés. Ils erraient sur la place centrale où s’étaient garés les bus d’otages libérés. Ils allaient chez eux voir si le parent n’était pas rentré, consultaient les listes. Puis certains allaient à la morgue où l’on attendait toujours, lundi soir, dans la puanteur des cadavres décomposés, que les corps des morts soient ramenés de l’hôpital. Dans le bâtiment bouclé par l’armée, les troupes russes « travaillaient » au déminage, secouant parfois la ville d’une explosion. A la morgue, Oleg a reconnu le corps de son père, diabétique : il était mort samedi pendant l’assaut, d’une balle de mitrailleuse russe dans la tête. Tous les corps des victimes de l’assaut manqué n’ont pas encore été comptés mais déjà, sur la place centrale, les anciens otages dénonçaient les coupables. « Ce sont les nôtres qui nous ont tiré dessus », disait une femme. « Nous n’avions pas peur des Tchétchènes, mais des Russes, raconte une infirmière. Les nôtres m’ont tiré dessus même quand j’agitais un drapeau blanc par la fenêtre. » Une parente d’otage repoussait trois soldats armés de kalachnikov en criant : « Combien avez-vous tué d’enfants ? » Pis, certains otages, des médecins, des infirmières, prenaient la défense des très disciplinés hommes de Chamil Bassaev le chef du commando tchétchène non seulement parce qu’ils s’étaient bien comportés avec eux pendant ces cinq jours, partageant tout, l’eau, le pain, mais aussi parce qu’ils n’avaient fait cela que pour défendre leur pays, leurs villages écrasés sous les bombardements aveugles des Russes écrasés comme les otages l’ont été à leur tour dans l’hôpital. Certains habitants ne les comprenaient plus, les apostrophaient. Cela dépassait un syndrome de Stockholm aggravé. C’était comme une prise de conscience. La guerre de Tchétchénie avait franchi la frontière russe.
JEAN-BAPTISTE NAUDET