Lundi 19 juin en début de matinée, plusieurs heures après le terme fixé pour leur évacuation, le commando tchétchène et les centaines d’otages qu’il détenait étaient toujours dans l’hôpital de Boudennovsk, cerné par les troupes d’élite russes. La mise en application de l’accord passé, dans la nuit de dimanche à lundi, entre le premier ministre russe, Viktor Tchernomyrdine, et le chef du commando, Chamil Bassaev, semblait être retardée. Les indépendantistes, pour garantir leur sécurité, exigeaient qu’une cinquantaine d’otages et des journalistes puissent les accompagner dans leur retraite vers Vedeno, le fief de Chamil Bassaev, une localité de Tchétchénie située à 65 kilomètres au sud-est de Grozny.
Pour que les autorités russes se résignent à négocier, il aura fallu, samedi 17 juin, un assaut sanglant, et manqué, des forces russes, et un carnage à l’hôpital de Boudennovsk.
Refusant l’argent et la fuite, les Tchétchènes ont même obtenu, dimanche, du premier ministre russe, Viktor Tchernomyrdine, la promesse d’un moratoire sur les combats en Tchétchénie et de l’ouverture immédiate de pourparlers avec Moscou. Négociant par téléphone avec le chef du gouvernement, les membres du commando tchétchène ont promis de libérer femmes, enfants et malades. Ils voulaient repartir, lundi 19 juin, avec un otage par combattant, en guise de protection, vers les montagnes du Caucase.
A Boudennovsk, le Kremlin, qui tentait d’utiliser la prise d’otages pour retourner l’opinion contre les Tchétchènes, a essayé, faute d’avoir su faire autre chose, d’employer la force brutale. Et il doit, de nouveau, faire semblant de négocier.
LA COLÈRE DU PEUPLE
Les habitants de la ville en veulent d’abord à Boris Eltsine. Ils ne cachaient pas leur colère après l’assaut : « Eltsine est un chacal. Les habitants de la ville demandent sa démission. Il doit être jugé devant un tribunal populaire. » Beaucoup ont un parent, un ami en otage. Pourtant, tout est entrepris pour focaliser la colère du peuple sur les Tchétchènes et l’étranger en général. De la propagande des médias aux faux parents d’otages infiltrés pour répandre des rumeurs du type : « A l’hôpital, les Tchétchènes jettent les nouveau-nés par les fenêtres » ou « Ils exécutent tous les otages. »
On entend même des orateurs « spontanés » tenant des discours ultranationalistes. Mais rien n’y fait : les Russes de Boudennovsk incriminent en premier lieu leurs dirigeants. Les familles des otages ont, dans la petite ville écrasée par la canicule et l’angoisse, manifesté plusieurs fois ce week-end contre les méthodes du Kremlin. Tout le monde, ici, semble d’accord pour dire que l’assaut contre l’hôpital a été « criminel ». Au point que même les autorités locales, de « vieux nomenklaturistes », selon les habitants, ont senti le vent de la fronde et se sont prononcés pour des négociations. Officiellement, on ne donne pas, évidemment, le nombre de victimes de la pitoyable attaque de samedi. On révèle seulement que cinq militaires russes ont été tués, et dix-huit Tchétchènes « abattus ». Il y aurait vingt morts et cinquante blessés parmi les otages. « Là-bas, il reste des cadavres », confie à la morgue un médecin légiste. « Le sol était jonché de corps, de tués, de blessés », raconte Anatoli Dzanpaiev, un des rares otages qui a profité de la bataille pour s’enfuir. « A cinq heures du matin, les nôtres (les forces russes) ont commencé à tirer avec des blindés dans les fenêtres. Beaucoup d’otages ont été blessés. Les Tchétchènes étaient de l’autre côté. Ils n’ont rien eu. Tout le monde criait. Mais, au troisième étage, le feu a pris. Les gens étouffaient. Ce n’était même pas un assaut. Nous n’avons vu aucun soldat russe. Ils ont tiré, c’est tout », dit un retraité de soixante-trois ans. « Les autorités n’ont rien fait pour négocier », accuse-t-il. « Dieu merci, ma fille est vivante, seulement blessée à l’épaule », dit Valia. La police interdit l’accès de cet immeuble à la presse. La nuit précédant l’assaut, les journalistes russes et étrangers avaient été détenus au centre de presse et empêchés de sortir par des policiers qui, ivres et pistolet au poing, ont déclaré agir sur ordre. Au moment de l’assaut, les journalistes ont dû s’évader du centre à l’aide d’une corde.
Officiellement baptisée « Opération pour créer les conditions pour préparer la libération des otages », l’assaut de samedi a été mal conçu, mal pensé, mal exécuté. Beaucoup des forces « spéciales » russes, postées autour de l’hôpital, ne sont en fait que de simples soldats sans entraînement. Ils tirent au kalachnikov et au canon sur l’hôpital, donc sur les otages. Ils ont même ouvert le feu, samedi, alors que les otages agitaient des draps blancs en hurlant : « Ne tirez plus ! »
Aucune mesure de sécurité n’a été prise, aucune maison près de l’hôpital n’a été évacuée, aucune information n’a été rassemblée sur les positions des preneurs d’otages. « Les commandos (Russes) ne savaient pas qu’il n’y avait pas de Tchétchènes dans notre bâtiment », raconte ainsi Nicolai Karmazov, médecin légiste responsable du seul bâtiment « libéré ». Bref, à Boudennovsk, on s’est contenté d’entasser des caisses de munitions, des hommes et des blindés et de tirer. L’hôpital a partiellement brûlé des otages avec , le toit s’est effondré, les fenêtres sont calcinées. Cela ressemble à un Grozny en miniature, lorsque les forces russes avaient massivement bombardé la capitale tchétchène, tuant plus de Russes que de combattants tchétchènes pour finalement s’emparer d’un tas de ruines et de cadavres.
Pour tenter de justifier l’assaut, les autorités russes ont dit que les Tchétchènes de l’hôpital exécutaient les otages. Pourtant, à la morgue, les médecins légistes ne confirmaient, dimanche, que cinq à sept exécutions.
Il s’agit des pilotes militaires et des policiers russes, que les preneurs d’otages eux- mêmes reconnaissent avoir tués au premier jour de l’attaque. Mais, malgré les exécutions, malgré les personnes tombées lors de la prise d’otages (soixante-dix), il est rapidement apparu, ici, que ceux qui seraient tenus pour responsables d’un nouveau bain de sang seraient d’abord les autorités russes.
JEAN-BAPTISTE NAUDET