Depuis plus d’un mois, les recherches pour retrouver l’Américain Frederick Cuny et ses compagnons russes interprète et médecins disparus en Tchétchénie le 9 avril sont dans l’impasse. Les premiers temps, un silence prudent a été observé sur cette affaire : cet expert en aide humanitaire, né au Texas, n’entre pas dans la catégorie ordinaire des 20 000 à 30 000 personnes déjà tuées dans cette guerre. Officiellement, Fred Cuny se trouvait en Tchétchénie pour la Fondation Soros, après y avoir mené une première mission de trois semaines, en janvier-février, des deux côtés du front. Mais quand le bruit a couru, la semaine dernière, qu’un corps pouvant être le sien a été retrouvé par les Tchétchènes, ses amis ont commencé à évoquer ouvertement le vrai profil de cet homme de cinquante ans, qui a connu tous les « points chauds » : Biafra, Cambodge, Ethiopie, Irak, Somalie ou Yougoslavie.

Fred Cuny est un « homme de la Maison Blanche », travaillant pour le gouvernement américain, écrivait le 12 mai The Independent on Sunday. Robert Fisk y témoignait de ses rencontres avec cet homme « massif, ignorant le danger », qui aurait, notamment, oeuvré pour le désenclavement de Sarajevo. Fred Cuny a écrit un article sur la Tchétchénie, publié le 6 avril par la New York Review, réclamant que son gouvernement agisse pour mettre fin à une guerre « qu’aucune des parties ne peut gagner sans conséquences dévastatrices pour elle-même, pour la région et, peut-être, pour l’avenir de la Russie ». Il supposait alors que « le gouvernement de Boris Eltsine pourrait tomber quand toute la vérité sur Grozny sera connue, quand on saura que presque toutes les victimes civiles y étaient des Russes ». Depuis, cette vérité est connue, mais le gouvernement de M. Eltsine est intact et a fait défiler, le 9 mai, des unités décorées en Tchétchénie devant Bill Clinton, à Moscou. Ce dernier a parlé de Fred Cuny avec M. Eltsine. Sans résultat.

Un corps lui ressemblant, avec deux balles dans la tête et le visage défiguré par l’acide, a été amené, par l’administration du président tchétchène, à Chatoï, un village de montagne hors du contrôle russe, où travaille une équipe de MSF. Or les bombardements aériens russes compliquent l’accès à Chatoï. La semaine dernière, une équipe partie chercher le corps a été la cible des tirs d’une unité russe : le véhicule, transportant un représentant du gouvernement américain et un membre de la mission locale de l’OSCE, a été touché malgré des assurances données par les autorités russes que leur sécurité étaitgarantie… Le FSB (ex-KGB) a affirmé, mercredi, que le corps en question n’était pas celui de M. Cuny et que les Tchétchènes le détiendraient toujours. La Maison Blanche a répondu, jeudi, qu’elle n’avait aucune raison de croire le FSB. A Chatoï, où la situation empire, MSF n’a pas les moyens de procéder à une autopsie qui réclame, désormais, des radiographies.

L’« affaire » Cuny risque donc de traîner, alors que les chances de le retrouver vivant sont devenues minimes et qu’un silence total entoure le sort de ses compagnons russes. Que cherchaient-ils à faire ensemble ? Fred Cuny, en tout cas, concluait ainsi, début mars, son appel à une action plus énergique de l’Occident en faveur de la paix : « Il est peu probable que les Russes et les Tchétchènes arrivent seuls à un règlement. Le président Doudaev a dit qu’il accepte une autonomie qui ne serait pas une souveraineté totale mais Boris Eltsine n’a pas manifesté d’intérêt pour cette proposition ». Deux mois et demi et beaucoup de morts plus tard, cette situation n’a pas changé.

SOPHIE SHIHAB

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