Anna Romanovna venait de mettre sa poêle sur le feu. Elle n’a toujours pas compris ce qui s’est passé après. C’était le 23 avril, bien après la fin des combats au nord de la ville, sous contrôle russe depuis un mois. Ce fut un jour de Pâques sanglantes à Goudermes, la seconde ville de Tchétchénie, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Grozny. Ce fut l’une des plus graves « bavures » de l’armée russe dans la République indépendantiste, après les massacres de Samachki. C’était vers 13 heures. Anna Romanovna, une retraitée russe de soixante-dix ans, était dans son appartement, épargné jusque-là par la guerre, acheté après trente ans de labeur. Elle allait faire réchauffer le déjeuner. Tout à coup, « ils ont commencé à tirer des deux côtés, des balles, des obus », raconte-t-elle dans son salon aux murs noircis par les flammes, aux fenêtres calcinées. Elle s’est réfugiée dans la baignoire. Son mari a été touché à l’épaule par une balle en se cachant dans les toilettes. Alors, ils sont sortis sur le palier : « Le voisin est arrivé en rampant. Il nous a dit qu’Ira, sa femme, avait été tuée en voulant récupérer ses papiers. »

TIRS SUR LA « KOMMANDANTUR » « Beaucoup de gens sont morts dans la rue. C’était Pâques, ils allaient au cimetière », explique Nikita, le mari. Le bilan officiel est de onze morts civils, en majorité des retraités russes, et quelques Tchétchènes. Morts pour rien. « On n’a rien vu, ça tirait tout le temps », disent Anna et Nikita. « On dit qu’il y avait des combattants tchétchènes sur notre toit qui tiraient sur la « kommandantur » (le QG des forces russes) juste en face », dit Nikita. A la « kommandantur », un jeune appelé de vingt ans donne sa version des événements. « On a entendu tirer depuis un camion qui passait. Ceux qui étaient de garde ont répliqué. Ça tirait de tous les côtés. On a eu trois blessés et un mort », explique Dima. « Nos chefs nous avaient dit qu’en ville il ne restait que des partisans de Doudaev », poursuit Dima, qui admet pourtant n’avoir vu aucun partisan du général indépendantiste. Les immeubles alentour où vivaient des civils sont criblés de balles et troués par les obus. Même s’il pense que ce sont les « partisans » qui ont attaqué pour la première fois de jour, Dima n’exclut pas que les soldats russes aient pu se tirer dessus.

C’est la version défendue par la préfecture, où siègent les représentants du « gouvernement » provisoire tchétchène installé par les Russes. « Des soldats très excités c’était Pâques, ils avaient bu sont arrivés sur leurs blindés en tirant. Ils venaient d’avoir deux morts sur le front », dit le secrétaire général de la préfecture, Tourko Tchoudouev. « Les soldats de la « kommandantur » se sont mis à tirer. Ceux du blindé ont pensé à une attaque des partisans de Doudaev. Les balles, les obus ont commencé à pleuvoir, tuant les gens », poursuit-il. Sergueï Stepachine, le chef du FSB (successeur du KGB), s’est rendu à Goudermes il y a une semaine. Une enquête a été ouverte. En attendant, le commandant militaire de la ville a été limogé. Selon la version très pudique de Vladimir Zorine, le vice-gouverneur russe en Tchétchénie, « parce qu’il n’avait pas normalement pris contact avec la population ».

JEAN-BAPTISTE NAUDET

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