Concession symbolique sur la coopération nucléaire avec l’Iran et promesse d’un vague cessez-le-feu en Tchétchénie sont les seuls résultats tangibles de cette rencontre.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANTE – SOMMET La fin de la rencontre russo-américaine a surtout donné lieu, mercredi 10 mai à Moscou, à un constat de divergences. Les présidents Clinton et Eltsine ne sont parvenus à aucun accord sur les trois grands dossiers de cette rencontre : la coopération nucléaire russe avec l’Iran même si Moscou a consenti à ne pas livrer de centrifugeuse, l’élargissement de l’OTAN à l’Est et la guerre en Tchétchénie ROBERT DOLE, le président de la majorité républicaine au Sénat, a estimé que l’échec de M. Clinton à obtenir l’annulation de la vente d’un réacteur nucléaire russe à Téhéran conduira la Chambre haute du Congrès à réévaluer l’ensemble des relations bilatérales, y compris le principe de l’aide américaine à la Russie LES TROUPES RUSSES reprenaient, mercredi 10 mai, leur offensive sur plusieurs villes de Tchétchénie, théoriquement déjà sous leur contrôle.

Bill Clinton aura beaucoup de mal à convaincre son opposition républicaine que son quatrième sommet avec Boris Eltsine a été un “succès” comme il l’a affirmé, mercredi 10 mai à Moscou. Le président russe n’a, en effet, lâché aucune concession réelle à son “ami Bill” sur les principaux sujets abordés : la coopération nucléaire russo-iranienne, les rapports avec l’OTAN et la Tchétchénie. Leur entretien a pourtant duré trois heures, soit le double du temps prévu, et la délégation américaine avouait dans l’intervalle que les discussions étaient “difficiles”.

Lors de la conférence de presse commune, Bill Clinton a certes cité, au nombre de ses succès, la “décision de Boris Eltsine de ne pas fournir à l’Iran, au nom des intérêts de la non- prolifération, de centrifugeuse à gaz”. Mais la Russie ne renonce pas à ses accords de coopération nucléaire civile avec l’Iran que Washington réprouve tout autant alors que la “concession” sur la centrifugeuse était pratiquement acquise d’avance.

Une des hypothèses avancées avant le sommet, à Washington comme à Moscou, était que Boris Eltsine n’avait pas été informé de ce dangereux projet de vente de centrifugeuse. C’est le ministère russe de l’énergie atomique qui en aurait pris l’initiative sans le feu vert du Kremlin, a ainsi déclaré, mercredi, l’ambassadeur de Russie à Washington. “Renoncer” à ces projets signifie, selon lui, un manque à gagner pour la Russie de 500 millions de dollars (environ 2,5 milliards de francs), soit la moitié de la valeur du contrat signé en janvier avec l’Iran.

Mais une autre hypothèse est que ces projets ont été inventés par les services secrets russes dans le seul but d’être abandonnés lors du sommet, en signe de bonne volonté. Des spécialistes russes de l’atome ont d’ailleurs souligné que le contrat controversé comporte une dizaine d’autres projets, ce qui promet un bon avenir aux marchandages sur ce sujet brûlant dans une zone de tension stratégique.

A l’issue du sommet, Boris Eltsine a bien voulu affirmer que “tout ce qui est militaire” dans le contrat avec l’Iran sera abandonné mais seulement après examen par la commission intergouvernementale russe américaine, qui doit se réunir en juillet. L’entourage du président russe continue pourtant à affirmer que personne n’a encore démontré que l’Iran cherche à se doter de l’arme nucléaire. Bill Clinton a réaffirmé avoir fourni à Boris Eltsine des documents prouvant le contraire, soulignant que la Russie serait aussi menacée, étant voisine de l’Iran.

Au Kremlin, on indiquait d’avance que si tel était le cas, la Russie ne se sentirait pas menacée car elle conserve sa force de dissuasion. Selon Moscou, une bombe nucléaire iranienne “ne menacerait qu’Israël et les autres alliés américains dans le Golfe”, alors que la Russie a intérêt à conserver ses bonnes relations avec l’Iran. Un journaliste américain a demandé, mercredi, au chef du Kremlin s’il ne craignait pas les menaces du Congrès de couper l’aide américaine à la Russie si Moscou maintenait sa coopération nucléaire avec l’Iran. La réponse de Boris Eltsine, prononcée sur le ton des grands moments, a traduit l’ambiance de la rencontre: “Aucune menace ne nous fait peur.”

Sur l’autre grand dossier du sommet, l’élargissement de l’OTAN, la position de Boris Eltsine fut tout aussi nette: “Le différend reste inchangé”, a-t-il dit. Bill Clinton a précisé que “la Russie a accepté d’entrer dans le programme Partenariat pour la paix” de l’Alliance atlantique. C’est-à-dire, théoriquement, qu’elle va signer les documents ad hoc, ce qu’elle avait refusé de faire en décembre 1994 quand elle a gelé un premier accord de principe.

Mais aucune nouvelle date n’a été avancée pour cela et Boris Eltsine a précisé : “Nous avons décidé avec Bill Clinton de ne pas nous précipiter et de continuer les consultations à Halifax [au Canada, lors du prochain sommet du G-7] ou plus tard à New York, lors du jubilé de l’ONU”… Ce qui tend à confirmer que Boris Eltsine a convaincu son hôte que trop de pressions à propos de l’OTAN favoriseraient des nostalgiques de la guerre froide lors des prochaines élections russes. Une fois le pouvoir d’Eltsine consolidé, l’ascenseur pourrait être renvoyé avant l’élection présidentielle américaine.

L’échec de Bill Clinton a été encore plus flagrant sur la Tchétchénie. Interrogé sur “l’ironie qu’il y avait à célébrer le cinquantenaire de la victoire alors que le sang coule en Tchétchénie”, Boris Eltsine a répondu, devant des journalistes interloqués: “Il n’y a pas d’opérations militaires en Tchétchénie, et il n’y a donc pas d’ironie.” Prié de réagir, Bill Clinton, manifestement gêné, a déclaré avoir dit au président russe que la poursuite du conflit en Tchétchénie et “ses victimes civiles” inquiètent “au plus haut point le monde entier”, “nuisent à l’image de la Russie” et à “ses rapports avec l’Europe”. Il a aussi indiqué “avoir appelé Boris Eltsine à faire en sorte que le cessez-le-feu soit prolongé indéfiniment”, alors qu’il n’existe aucun cessez-le-feu car Moscou affirme ne pas voir d’interlocuteurs valables parmi les combattants tchétchènes.

Une hypothèse circule : les services secrets russes inventeraient des projets voués à être abandonnés en signe de bonne volonté.

Dans un discours prononcé ensuite à l’université de Moscou, Bill Clinton a précisé que “la tragédie de la Tchétchénie” a représenté une rupture dans la vision qu’avait le peuple américain de la Russie. Mais alors que la critique de cette guerre semblait très bien accueillie par le millier d’étudiants et d’invités présents, le président américain a surtout développé les thèmes de la réforme économique russe en bonne voie, de la démocratie et des élections, que “Boris Eltsine a promis de tenir dans les délais”, enjoignant les jeunes à ne pas manquer d’aller voter. La signature, mercredi soir, d’une série de documents communs secondaires n’est pas parvenue à cacher l’essentiel: le climat a changé, non seulement entre les Etats-Unis et la Russie, mais aussi entre M. Clinton et M. Eltsine. Il n’y a pas eu d’accolades publiques entre les deux hommes comme lors des sommets précédents, plus d’échanges de louanges ni de “cher Bill” et de “cher Boris”. Les deux hommes avaient fait de leur coopération un élément capital de leurs politiques intérieures.

Désormais, Boris Eltsine semble estimer qu’il a plus à gagner en se montrant inflexible, d’autant plus que la perplexité de ses partenaires est à peine perceptible dans les grands médias russes, de plus en plus sous contrôle. Bill Clinton, qui vit, lui, en démocratie et doit rendre des comptes sur les résultats de son action, regrette peut-être déjà d’avoir fait le choix de venir à Moscou. Il devait encore y rencontrer, jeudi matin, les chefs de file de l’opposition “non extrémiste”, du communiste Guennadi Ziouganov au libéral Grigori Iavlinski, en passant par l’économiste Sergueï Glaziev, allié du célèbre général Lebed. Après une visite dans une usine de mise en bouteilles de Coca- Cola, M. Clinton va commencer, le même jour, une voyage officiel à Kiev, pour exprimer son soutien au bon cours qu’ont pris les réformes en Ukraine.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
vendredi 12 mai 1995, p. 2

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