Des unités participant à l’intervention en Tchétchénie ont défilé le 9 mai dans la capitale russe. Les critiques voilées des Occidentaux sont passées inaperçues

MOSCOU DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX – DÉMONSTRATION . La commémoration à Moscou de la victoire sur le nazisme, mardi 9 mai, a fourni aux dirigeants du Kremlin l’occasion de se livrer à une spectaculaire démonstration de force. Ce qui augurait mal de la rencontre, prévue pour mercredi, entre Boris Eltsine et Bill Clinton . EDOUARD CHEVARDNADZE, l’ancien ministre des affaires étrangères de Mikhaïl Gorbatchev, aujourd’hui président de la République de Géorgie, estime, dans un entretien au Monde, que la Tchétchénie est une affaire intérieure russe et qu’il faut promouvoir une véritable coopération avec la Russie pour aider celle-ci à marcher vers la démocratie . A GROZNY, mardi, les forces russes ont aussi célébré le 9 mai. La veille, les résistants avaient attaqué la plupart des postes des forces d’occupation de la capitale. Au sud, les combattants se préparent à la guérilla.

Le quatrième sommet entre Bill Clinton et Boris Eltsine, qui s’est ouvert mardi 10 mai à Moscou, aurait pu ne pas avoir lieu. En tout cas, pas dans la foulée des grandioses et martiales célébrations russes du “cinquantenaire de la victoire”. En décidant d’assister à celles-ci, malgré une indignation croissante aux Etats- Unis face aux multiples signes de “durcissement” de la Russie, le président américain a fait le pari que le Kremlin saura récompenser son choix par des concessions. En évitant, par exemple, d’intensifier les bombardements en Tchétchénie dès le départ de Moscou de M. Clinton ou en incluant des phrases rassurantes dans les communiqués communs, notamment sur la sécurité européenne, liée aux projets d’élargissement de l’OTAN.

Mais la première journée du séjour moscovite de Bill Clinton a surtout donné l’impression que le Kremlin campe plus que jamais sur ses positions, alors que ses partenaires en sont réduits à jouer la politique de l’autruche. Bill Clinton, de même que les autres dirigeants occidentaux venus mardi à Moscou, a marqué son hostilité à la guerre en Tchétchénie par son absence à une des cérémonies du jour, la grande parade militaire qui se déroulait à l’ouest de Moscou, la première du genre depuis cinq ans dans la capitale russe.

RENFORCEMENT MILITAIRE

Clinton ne pouvait pourtant qu’entendre, depuis son hôtel, le bruit assourdissant des soixante-dix-neuf avions (notamment des SU-25 utilisés en Tchétchénie) qui y prenaient part, avant d’emprunter l’avenue Koutouzov, au macadam défoncé par le passage de deux cent quarante chars, blindés et lance-missiles de tous genres appartenant, entre autre, à des divisions qui “participent au rétablissement de l’ordre constitutionnel en Tchétchénie”.

Dès la parade finie, le président américain et John Major arrivaient sur les lieux où elle s’était déroulée pour inaugurer avec Boris Eltsine le Musée de la Victoire, construit sur le mont des Révérences. Et pour écouter l’allocution du ministre de la défense, Pavel Gratchev.

Après avoir rendu hommage aux vétérans, comme chaque intervenant de la journée, le général Gratchev a affirmé que si la séparation “rigide” du monde en deux blocs appartenait au passé, des conflits régionaux étaient capables de “dégénérer en guerre de grande envergure”, obligeant la Russie à “renforcer et renouveler qualitativement ses forces armées”. Lesquelles sont d’ores et déjà “efficaces et sous contrôle”, a-t-il pourtant affirmé. Tandis que MM. Clinton et Major soulignaient, dans leurs brèves allocutions, que la victoire de 1945 engageait les anciens Alliés à oeuvrer pour un monde de paix, Pavel Gratchev en a tiré la leçon que “les peuples de l’ancienne Union soviétique ont vaincu l’ennemi parce qu’ils étaient unis” et qu’ils devaient continuer à l’être.

Bill Clinton et John Major avaient assisté auparavant à la parade de 4 500 vétérans sur la place Rouge. Boris Eltsine, toujours suivi de Pavel Gratchev, prononca un discours de dix minutes, affirmant qu’il ne “permettra pas” que renaissent “les germes du fascisme”. La Maison Blanche avait reçu l’assurance que les seuls autres participants à cette cérémonie seraient des cadets des écoles militaires de Moscou et la garde d’honneur du Kremlin.

Mais après ces cadets et ces vétérans, émouvants dans leur défilé, la main dans la main, sont apparues trois petites unités appartenant à diverses “forces spéciales” de l’armée engagées en Tchétchénie. Les Américains ont choisi de ne rien voir : le conseiller de M. Clinton pour les affaires de sécurité, Anthony Lake, a assuré qu’il était “satisfait” du défilé et que les Russes avaient respecté leurs engagements. Pour des raisons différentes, au moins sur le plan protocolaire, le chancelier Kohl et le président Mitterrand n’ont participé ni à l’un ni à l’autre de ces défilés…..

Boris Eltsine n’a pas paru en tenir rigueur à Helmut Kohl, avec qui il a eu un entretien (de même qu’avec John Major) : “Le chancelier n’est pas aussi dur que les Américains sur la question du contrat nucléaire entre la Russie et l’Iran, ainsi que sur le problème tchétchène”, a affirmé M. Eltsine, cité par l’agence Tass. Mais c’est entre Londres et Moscou que les choses se passent, apparement, le mieux. Selon un conseiller diplomatique du Kremlin, Boris Eltsine et John Major ont constaté, durant leur entretien, “qu’aucun problème serieux n’affecte leurs relations”. Boris Eltsine saura-t-il gré à Bill Clinton lui-même d’être venu ? Le président américain a évité, mardi, toute référence à la Tchétchénie lors de ses interventions publiques. Mais aussi en privé : “Avec Bill Clinton, nous n’avons pas encore parlé sérieusement”, a confié Boris Eltsine à l’agence Tass. Les choses sérieuses devaient donc débuter mercredi.

M. KOVALEV SANS ILLUSIONS

Le président américain justifie sa venue à Moscou par la nécessité de rendre hommage aux 26 millions de morts russes de la guerre. Il part donc du principe qu’il y a “une place et un moment pour tout”, expliquait un responsable américain. La place de la Tchétchénie devait venir, après les entretiens bilatéraux et la conférence de presse commune, mercredi après- midi, lors d’un discours de Bill Clinton à l’université de Moscou.

“Les Américains ont dit que j’y reconnaîtrais certaines phrases que j’ai dites au président à Washington la semaine dernière”, a indiqué Sergueï Kovalev, toujours délégué pour les droits de l’homme auprès du président Eltsine, même s’il n’a plus accès à ce dernier depuis janvier. M. Kovalev fut reçu, mardi, par Danielle Mitterrand, présidente de France-Libertés, à la résidence de l’ambassade de France. L’ancien dissident voulait encore espérer que la “diplomatie secrète” que les Occidentaux affirment mener pour pousser le Kremlin à négocier en Tchétchénie pourra porter ses fruits. Mais sans grandes illusions.

Les Américains semblaient avoir compris, mardi, que Moscou n’a l’intention ni de changer de politique en Tchétchénie, ni de renoncer à son contrat nucléaire avec l’Iran. L’espoir de conciliation porte donc sur la formulation du communiqué sur les problèmes de sécurité. Il pourrait traduire un accord aux termes duquel Washington n’insisterait pas trop sur l’élargissement de l’OTAN avant juin 1996, date théorique de l’élection présidentielle en Russie, quitte à en parler un peu plus tard, avant l’élection présidentielle américaine, selon l’hypothèse avancée par un haut diplomate occidental.

Ce qui ne serait guère plus cynique, de la part des membres de l’OTAN, que de vouloir paraître préoccupés par le sort futur des peuples d’Europe centrale. Mais “la Tchétchénie ne risque pas d’être admise dans l’OTAN et les Tchétchènes se retrouveront seuls après le départ de Bill Clinton”, conluait triomphalement la semaine dernière un éditorial de Segodnia (Aujourd’hui), un grand quotidien russe “libéral”.

CORTÈGE DE NOSTALGIQUES

La foule moscovite, qui avait profité de ce premier vrai jour de soleil pour envahir les rues de la capitale, n’a pas été tenue au courant de ces péripéties diplomatiques, les médias faisant l’impasse sur cet aspect du débat. Le matin, on avait pu voir un cortège, évalué à trente mille personnes, défiler dans les principales artères de Moscou, drapeaux rouges et portraits de Staline en tête.

Quelques pancartes dénonçaient dans une même opprobre nazisme et sionisme, ce qui montrait, une fois encore, que communistes et nationalistes antisémites continuent de se côtoyer. Le dirigeant ultranationaliste Vladimir Jirinovski s’est montré dans plusieurs endroits de la ville revêtu de son tout nouvel uniforme de colonel de réserve. Il doit cette promotion récente officiellement “aux services rendus à l’armée russe”.

Services qui se limitent à un appui sans faille à l’intervention en Tchétchénie.

SHIHAB SOPHIE; ROSENZWEIG LUC

Le Monde
jeudi 11 mai 1995, p. 2

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