« Aujourd’hui, nous poursuivons le travail psychologique de nos ancêtres » : ce soldat russe, censé être le « représentant de la base », a ainsi ouvert la cérémonie du 9 mai à Grozny, à moitié désertée par la population. Tireurs d’élite embusqués sur les toits, mortiers en batterie, gardes avec la radio à l’oreille et l’arme à la main : les forces russes en Tchétchénie ont fêté les cinquante ans de la victoire sur le fascisme en organisant, mardi 9 mai, une parade fermée au public et placée sous haute surveillance, mais sans incident.

La nuit précédente, les forces indépendantistes tchétchènes avaient organisé un « feu d’artifice » à leur manière, attaquant la plupart des postes russes de la capitale tchétchène. Toute la nuit du 8 au 9 mai, le crépitement des Kalachnikov, le grondement des mitrailleuses lourdes, les détonations de grenades et de mortiers ont retenti dans la ville et aussi, semble-t-il, dans les autres localités de Tchétchénie, théoriquement « sous contrôle » russe.

Ces « festivités nocturnes » ont été qualifiées de « prophylactiques » et d’« assez normales » par Nikolaï Semionov, le représentant de Boris Eltsine en Tchétchénie. Salambek Khadjiev, le chef du gouvernement provisoire tchétchène, installé par les troupes russes, les a jugées complètement « normales » : « C’est une fête, ils boivent plus, alors ils tirent plus », a-t-il dit avec son éternel sourire. Malgré les déclarations parfois menaçantes des indépendantistes tchétchènes, la journée du 9 mai a été presque calme à Grozny. C’était un jour de fête pour tout le monde : l’anniversaire de la victoire sur le fascisme pour les Russes et pour certains Tchétchènes, la fête musulmane de l’Aïd el Kébir pour les autres. Il n’y a donc pas eu d’actions spectaculaires à Grozny ce 9 mai, comme l’avait un moment promis le président indépendantiste Djokhar Doudaev. Apparu un soir sur sa télévision pirate muni d’un sabre, il avait juré de résister jusqu’au départ du dernier soldat russe, comme l’avaient fait ses ancêtres. Son ministre de l’information avait ensuite fait des déclarations apaisantes, promettant de « réduire au minimum les actions militaires » le 9 mai, en raison de « l’importance de la victoire sur le fascisme ».

La guerre psychologique continue donc de battre son plein en Tchétchénie. A cause des menaces planant sur le 9 mai, « près de 100 000 personnes ont quitté la ville, les gens ont peur », estime Salambek Khadjiev, qui, accompagné d’une très légère escorte, s’est rendu, mardi, au marché pour parler avec la population. « Il faut avoir de la haine contre son peuple pour déclarer que le 9 mai on va brûler la ville, dit Salambek Khadjiev en parlant du général Doudaev. Il faut être fasciste pour faire cela. ».

Depuis son quartier général de Vedeno, dans les montagnes du Sud, Chirvani Bassaev, le commandant militaire de ce fief indépendantiste, ancienne place forte de l’imam Chamil, qui résista trente ans à la conquête russe à la fin du XIX siècle, renvoie les accusations de fascisme : « Il y a des centaines et des centaines de civils tués, des gens brûlés vifs, comme à Samachki, des mères de soldats russes qui cherchent leurs fils disparus. Ici, c’est pire que le fascisme. » Fusil d’assaut à la main, poignard à la ceinture, cartouchière sur le dos, Rouslan Imaev, le procureur général de la « première république » tchétchène, s’en prend à la politique de la V République : « La France a une position assez lâche. C’est la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, mais ils ne s’appliquent pas en Tchétchénie. »

Le général Doudaev avait organisé, dimanche 7 mai, sa propre commémoration à la mémoire « des combattants morts pendant la guerre de libération », celle qui fait rage aujourd’hui contre les Russes dans les montagnes « libres » ou lors d’opérations clandestines et nocturnes dans les plaines « occupées ».

Au centre sportif de Vedeno, les combattants indépendantistes, bandeau vert au front, s’affrontent lors d’un tournoi de football dont le premier prix est une mitrailleuse. De temps à autre, ils s’arrêtent pour prier, les mains tournées vers le ciel. « Le temps est de notre côté. Nous sommes chez nous. La Russie n’a pas les ressources humaines et économiques pour se battre dix ans contre nous, et le monde ne dormira pas tout le temps », assure le commandant Bassaev. Sur la route qui descend vers les plaines « occupées », des combattants se photographient devant un bombardier russe abattu « après le moratoire déclaré par Boris Eltsine ». Vladimir Zorine, l’adjoint du représentant de Boris Eltsine à Grozny, reconnaît volontiers que tout n’est pas parfait du côté russe. Mais, affirme-t-il, chaque abus fait l’objet d’une enquête, des sanctions tombent, même s’il n’a pas de chiffres précis à donner. Il souligne que « vingt soldats russes ont été tués » depuis que le moratoire a été décrété pour les fêtes par Boris Eltsine. Dénonçant « les criminels », il reconnaît toutefois que, parmi ceux qui se trouvent dans les montagnes, « il y a des gens dans l’erreur avec qui l’on peut négocier ».

Au groupe d’assistance de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), on ne rêve que de négociations. Mais, dès la nuit tombée, les partisans du général indépendantiste font valoir avec leurs armes qu’ils ne discuteront qu’après le départ des Russes. Ils ont promis, pour jeudi 11 mai, une « seconde parade ». Eux aussi poursuivent le combat de leurs ancêtres.

JEAN-BAPTISTE NAUDET

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