Lors de leur dernière rencontre, à Washington, en septembre dernier, Boris Eltsine et Bill Clinton s’efforçaient encore de croire qu’ils étaient « pratiquement d’accord sur tout », selon l’expression du président russe. Aujourd’hui, comme le souligne le ministre russe des affaires étrangères Andreï Kozyrev, « la lune de miel est terminée ». Son homologue américain, le secrétaire d’Etat Warren Christopher, estime qu’il faut désormais parler d’« engagement pragmatique », ce qui signifie que la coopération doit s’imposer lorsque les intérêts des deux pays peuvent coïncider, pour faire place à une « gestion des différences », lorsque c’est impossible.
Le tournant dans cette dégradation des relations bilatérales a été pris à Budapest, en décembre dernier, à l’occasion de la réunion de l’Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Boris Eltsine avait accusé les Etats-Unis de vouloir décider de « la destinée du monde », et menacé les pays occidentaux d’une « paix froide ».
A Washington, les responsables de l’administration se sont relayés ces derniers jours pour souligner qu’il ne fallait pas s’attendre à une « série de percées » diplomatiques à l’occasion de ce sommet. Bill Clinton se rend certes à Moscou pour saluer les sacrifices du peuple russe pendant la seconde guerre mondiale, mais plus encore parce qu’un refus de sa part aurait été interprété comme un désaveu du président russe.
La Russie ne renoncera pas au principe de la vente d’un réacteur nucléaire à l’Iran
S’agissant de l’élargissement de l’OTAN, des progrès semblent possibles. A la fin de 1994, Moscou a brusquement fait marche arrière à propos du Partenariat pour la paix, un mécanisme qui vise à renforcer la coopération entre l’OTAN et les pays anciennement sous influence soviétique, avant d’envisager leur entrée au sein de l’Alliance atlantique. La Russie, a rappelé le ministre de la défense, Pavel Gratchev, ne souhaite pas voir l’Alliance atlantique « s’approcher de ses frontières ». Washington avance avec prudence sur cette question, sachant que Moscou ne peut être tenu à l’écart de cette nouvelle « architecture de sécurité » de l’Europe que la fin de la guerre froide a rendue nécessaire. Les Américains expliquent que la Russie n’aurait plus rien à craindre de l’OTAN, si elle en devenait membre à part entière.
Les délicates échéances de politique intérieure (élections législatives et présidentielle en 1996) qui attendent le président russe expliquent que les demandes de Bill Clinton en faveur de l’établissement d’un « cessez-le-feu permanent » en Tchétchénie seront écoutées poliment, Boris Eltsine rappelant à son interlocuteur que « ce qui se passe en Tchétchénie se déroule sur le territoire d’un seul Etat, la Fédération russe ».
Le conflit tchétchène permet aux Russes d’étayer leur argumentation en faveur d’une renégociation du traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe (CFE). L’éclatement de l’URSS a engendré de nouvelles menaces à l’intérieur, comme dans l’« arrière-cour » de la Fédération russe, estime Moscou, et les plafonds fixés par le traité CFE ne sont plus adaptés à cette réalité.
La Russie se sent d’autant plus libre de demander un réexamen du traité CFE qu’elle accuse les Etats-Unis de ne pas respecter l’esprit du traité ABM. Washington considère que le traité de 1972 permet la mise en place de systèmes régionaux de défense antimissile sur le territoire américain. Or, pour Moscou, un tel projet s’apparente à celui du bouclier antimissile de la « guerre des étoiles », chère à Ronald Reagan.
S’agissant du contentieux que constitue la coopération nucléaire entre Moscou et Téhéran, la Russie ne renoncera pas au principe de la vente d’un réacteur nucléaire à l’Iran, et ce pour plusieurs raisons. Outre que cet accord lui rapportera plus de 1 milliard de dollars (5 milliards de francs), il s’agit pour elle d’une excellente occasion de réaffirmer à la fois son autorité internationale et d’afficher ses ambitions commerciales.
Moscou va cependant faire un « geste » : la Russie et l’Iran se sont engagés à ce que le combustible irradié provenant du réacteur de la centrale de Bouchehr (sud de l’Iran) soit retraité sur le territoire russe. Moscou, par ailleurs, pourrait ne pas donner suite à un projet de vente à l’Iran d’une centrifugeuse à gaz permettant d’enrichir l’uranium.
Les Etats-Unis, qui se déclarent persuadés que Téhéran est déjà engagé dans un programme nucléaire militaire, ont indiqué qu’ils ne seraient complètement satisfaits qu’avec l’arrêt de l’ensemble de la coopération nucléaire russo-iranienne. Faute de quoi, souligne-t-on à Washington, il sera « virtuellement impossible » aux Etats-Unis de poursuivre une coopération nucléaire civile avec Moscou.
LAURENT ZECCHINI