LES RETROUVAILLES itinérantes des successeurs de Roosevelt, Staline, Churchill et de Gaulle à l’occasion des cérémonies commémoratives de la capitulation de l’Allemagne nazie, le 8 mai 1945, sont à l’image du monde nouveau de l’après-guerre froide : elles sont tout autant une interrogation sur un avenir incertain qu’une occasion de réfléchir sur les leçons d’une histoire tragique.

Le sens des cérémonies du cinquantenaire du débarquement en Normandie était sans équivoque : sur la plage d’Omaha Beach, c’était la fraternité d’armes des Anglo-Saxons venus libérer le continent européen du joug nazi qui était à l’honneur. La France accueillait les survivants et les héritiers de ses libérateurs, se réservant de célébrer plus tard, en août, la libération de Paris et les exploits de la Résistance. Boris Eltsine avait marqué quelque irritation à ne pas avoir été associé aux cérémonies, et le chancelier Kohl avait bien compris que ce jour n’était pas le plus opportun pour que l’Allemagne unifiée soit présente au côtés des représentants des anciens vainqueurs.

L’OMBRE POLONAISE

Pour adoucir les inévitables irritations, les « grands » de ce monde s’étaient donné rendez-vous un an plus tard, avec comme objectif de ne laisser personne à l’écart, et surtout de faire de ces journées une ouverture en fanfare d’une époque nouvelle. La célébration de l’union antifasciste de 1945 ne serait plus cette sorte de rituel où, selon les phases de la guerre froide, on se lançait des anathèmes ou bien, au contraire, on tentait des ouvertures pour réduire la tension entre les deux blocs.

Ce pari optimiste n’est qu’en partie gagné. Le chancelier Kohl peut se réjouir que la présence de l’Allemagne soit maintenant considérée comme naturelle, et même indispensable dans une telle occasion. Depuis le poignant discours du président fédéral Richard von WeizsÄcker à Bergen Belsen le 8 mai 1985, qui appelait la jeunesse allemande à assumer le passé de la nation en « acceptant la réalité historique avec objectivité, sans fuite dans les idéologies utopiques, mais également sans arrogance morale », l’Allemagne officielle a accompli un parcours sans faute dans des périodes où les sirènes du ressentiment et de la révision de l’Histoire se faisaient lancinante dans une partie de l’opinion.

Une ombre, néanmoins, assombrira les célébrations berlinoises : les dirigeants polonais n’ont pas été invités à la cérémonie du Schauspielhaus de Berlin, au prétexte que l’on aurait été alors contraint d’inviter tous les chefs des Etats d’Europe centrale et orientale ayant eu à souffrir de l’occupation nazie. L’invitation faite au ministre polonais des affaires étrangères, Wladislaw Bartoszewski, de s’exprimer devant le Bundestag le 28 avril (Le Monde daté 30 avril-2 mai) n’est qu’une piètre consolation pour Varsovie.

En Pologne même, l’affrontement entre le président de la République, Lech Walesa, et le premier ministre Josef Oleksy, s’est cristallisé sur l’opportunité d’effectuer le déplacement à Moscou du 9 mai. Pour le premier, qui n’ira pas dans la capitale russe, le 8 mai 1945 est tout autant l’anniversaire de l’instauration du régime stalinien en Pologne que celui de la libération du régime nazi, alors que le second, membre du Parti socialiste ex-communiste, fera le déplacement sans états d’âme. Cette querelle a au moins le mérite de rappeler aux Occidentaux que les suites du 8 mai 1945 ont été de nature différente selon que l’on était d’un côté ou de l’autre de ce rideau de fer dénoncé par Winston Churchill dès le lendemain de la victoire. Aux uns le plan Marshall, les « trente glorieuses », la construction européenne, aux autres l’illusion, vite dissipée, d’un « avenir radieux » transformé en grisaille totalitaire.

LA TACHE TCHÉTCHÈNE

Il y aura, à Londres comme à Paris, un parfum de nostalgie et de gloire passée : l’absence de Bill Clinton à Londres, représenté par le vice-président Al Gore, est un petit signe que le monde a changé. La Grande-Bretagne a cessé d’être l’alliée privilégiée et choyée des Etats-Unis, et la France n’est plus dans cette Europe remodelée qu’une puissance parmi d’autres, qu’on verrait bien à Washington soumise sur le Vieux Continent à la prééminence d’une Allemagne jugée plus solide et plus digne de confiance. En Angleterre, on se consolera en fêtant joyeusement à Hyde Park le VE Day (jour de la victoire en Europe). A Paris, l’adieu à François Mitterrand dominera la journée.

C’est donc à Moscou qu’aura lieu l’événement politique majeur de ces célébrations : la présence de plus de cinquante chefs d’Etat aux côtés de Boris Eltsine sur la place Rouge et le sommet entre le maître du Kremlin et l’hôte de la Maison Blanche qui suivra marquent bien le choix effectué . En dépit de la « sale guerre » menée par Moscou en Tchétchénie, aucun des principaux chefs d’Etat invités n’a annulé son voyage. « Punir » Boris Eltsine pour Grozny n’est pas à l’ordre du jour, et rien ne semble pour l’instant détourner les principaux dirigeants mondiaux de l’idée qu’une déstabilisation du pouvoir en Russie ne pourrait que mener à une situation pire encore. Cette attitude est jugée sévèrement par de nombreux intellectuels, particulièrement en France (leurs homologues allemands sont encore trop marqués par la culpabilité vis-à-vis des millions de morts soviétiques pour les suivre dans cette voie).

Cette controverse classique entre les défenseurs intransigeants des droits de l’homme et les gestionnaires de la Realpolitik est devenue le leitmotiv malheureusement presque classique d’une période où les repères anciens ont été effacés. Boris Eltsine peut considérer comme une victoire que les appels au boycottage du 9 mai à Moscou n’aient pas été suivis d’effet, même si l’on tient compte du geste du président Mitterrand et du chancelier Kohl, qui s’abstiendront d’assister au défilé des anciens combattants sur la place Rouge. Cela va-t-il l’encourager à poursuivre sa politique impériale et brutale dans les marches de son empire ? Ou peut-on espérer, au contraire, que le rappel solennel de l’alliance antifasciste de 1945 soit une nouvelle étape sur le chemin tortueux de la Russie vers la démocratie ? L’ambiance qui règne aujourd’hui à Moscou, où les flots de propagande nationaliste officielle étouffent les voix des démocrates radicaux, incite à ne pas trop croire à un « miracle du 9 mai ».

LA BLESSURE YOUGOSLAVE

Cette commémoration n’est qu’une parenthèse dans l’ordre du jour chargé et périlleux des relations internationales : une fois éteints les lampions de la fête, il faudra bien affronter les problèmes brûlants de l’heure, comme la dégradation galopante de la situation dans l’ex-Yougoslavie. Sera fini alors le temps de l’introspection, où chacun regarde le chemin parcouru depuis cinquante ans pour en vanter les acquis ou déplorer les occasions manquées. A un moment où les nations, mêmes les plus grandes, sont tentées de se replier sur leur pré carré, les rendez-vous de Paris, Londres, Berlin et Moscou auront au moins la vertu de rappeler au plus grand nombre que la liberté et le bien-être n’ont pu être reconquis il y a un demi-siècle que grâce à l’effort et au sacrifice de peuples guidés par des dirigeants visionnaires.

LUC ROSENZWEIG

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