UN bouquet de muguet flotte au fil du fleuve. Le vieil homme qui l’a lancé se tient seul sur la berge, un beau jour de pri ntemps. L’escorte, les collaborateurs, les gardes du corps sont opportunément sortis du champ des caméras. Sur le pont, en surplomb, les manifestants l’acclament. Le bouquet, le fleuve et lui : voici une des ultimes images des deux septennats, jetée à la postérité d’un mouvement ferme encore. Dans quelques jours, quelques heures presque, sonnera le glas d’un règne qu’inaugurèrent les roses du Panthéon, et que vient clore le muguet du Carrousel. Quelques heures ! Il n’est plus temps pour le monarque de chipoter les symboles. Chacun est désormais bon à saisir. Ombres et gloire, colères et ruses : c’est l’Histoire qui triera la paille et le grain. Elle aura du travail.

Sept ans plus tôt, au sommet de sa gloire, François Mitterrand s’opposa à Jacques Chirac , dans un débat fort peu courtois. Cette année-là, les fleurets n’étaient pas mouchetés. Cette année-là, en 1988, après deux ans de cohabitation grinçante, le premier ministre et le président de la République vidèrent en direct leur sac de ressentiment sous les yeux de la France. A propos de terrorisme, ils s’opposèrent même sur le contenu d’une de leurs conversations particulières, dans le bureau du chef de l’Etat. « Les yeux dans les yeux », chacun avait déballé, et maintenu, sa version d’un secret d’Et at. L’un des deux, au moins, avait commis un gros mensonge. Mais c’était l’époque où le bien-mentir était sans doute considéré comme un des beaux-arts politiques.

Au cours de son débat contre le même Jacques Chirac, Lionel Jospin, mardi dernier, dévoila aussi le contenu d’une conversation avec son adversaire, dans le bureau du maire de Paris. La France retint son souffle. Qu’allait-on apprendre, cette fois ? Mais il ne s’agissait plus d’affaires d’Etat. Il s’agissait de la réhabilitation d’un quartier p arisien. En sept ans, on était passés de la planète à la Goutte-d’Or. Du reste, sur ce sujet municipal comme sur d’autres, tous deux tombèrent aisément d’accord.

APRÈS « le monopole du coeur » de 1974, « l’homme du passif » de 1981 et « les yeux dans les yeux » de 1988, comment, en 2002, s’y prendra-t-on pour millésimer le débat de 1995 ? Etrange millésime. Il fut jugé digne le lendemain, morne le surlendemain. Ce fut, en tout cas, un brave homme de débat, appliqué, sérieux, modeste, nourri de fiches jus qu’à l’indigestion. Point de ressentiment entre les deux adversaires, point d’affrontement, point de formule qui tue. Et point de mensonge non plus, vraisemblablement. L’heure n’est plus aux gros mensonges. Quelques mises en examen sont passées par là.

Un mot suffit à définir Lionel Jospin, un joli mot : il fut honnête. Jusque dans « la » fameuse formule « Mieux vaut cinq ans avec Jospin que sept ans avec Jacques Chirac » , qu’il prononça en souriant, comme pour s’excuser de sacrifier aux lois du genre . Je le sais, la France entière attend la petite phrase, celle qui prendra place dans les annales, après le monopole du coeur et l’homme du passif. Eh bien ! la voici, qu’on n’en parle plus.

Chirac, ce fut une voix, et des rides. La voix, assourdie et l asse, voix de buveur de bière et de fumeur de brunes, étrangement devenue pompidolienne, s’est comme nourrie de la grande souffrance des Français. C’est ainsi : quand Jacques Chirac prononce « fracture sociale », en creusant les « r », cette fracture para ît l’écarteler lui-même. On le croit. Quant aux rides, qui ravinent son visage comme torrents de Corrèze, elles crevaient l’écran. On eût dit que chacune était une cicatrice, ou la trace d’une trahison, commise ou subie. Ah, il en a donné et reçu, des cou ps, le sabreur, depuis sa « trahison » de Chaban-Delmas, en 1974, jusqu’à la guerre des « amis de trente ans », l’automne dernier.

SI Mitterrand s’est apuré au fil des ans, Chirac, lui, paraît s’être creusé de l’intérieur. Qu’il parle, et l’on entrevoit entre ses mots une vaste caverne, où se serrent ensemble toute la France et son contraire, Madelin et Mendès, le changement rapide et le changement modéré, Bayrou et de Villiers, la vigne et le houblon, la tuile et l’ardoise, sans oublier les veuves de marins- pêcheurs.

Mais une caverne, c’est creux. On attendait donc, face à Chirac, un arracheur de masques, un dévoileur de creux, un porteur de colère. Il fallait montrer l’équilibrisme européen, Paris vidé de ses pauvres. Pourquoi abandonner à Jean-Mar ie Le Pen, à Robert Hue ou à Arlette Laguiller la charge de la colère ? On se souvient de l’entrée en campagne de François Mitterrand, en 1988, de cette grosse colère inventée contre les « bandes » adverses qui mettaient la République en coupe réglée. Fau sse colère, oui, mais puissant moteur.

La colère ne vint pas. Où était-elle ? Qu’est-ce qui révolte Lionel Jospin ? Qu’est-ce qui le pousse, chaque matin, à se battre ? On fut plongés dans une controverse théologique sur le quinquennat. Et l’on apprit, hélas, que le seul souvenir qui bouleversait Lionel Jospin était un voyage en URSS au cours duquel une délégation socialiste n’avait pas eu droit aux petits fours de l’ambassade.

Quelques minutes, la part habituelle du pauvre, furent réservées à l’Europe et au monde. A propos de la Russie et de la Tchétchénie faut-il ou non que l’actuel président se rende à Moscou le 9 mai pour l’anniversaire de la victoire ? tous deux tombèrent encore d’accord.

Et puis, sur le même sujet, Jacques Chirac ajouta quelqu es mots. « C’est une très vieille affaire », murmura-t-il simplement, en récitant les paroles d’une berceuse du siècle dernier, une tendre berceuse mettant en scène un grand méchant Tchétchène qui menaçait les petits enfants russes. Sans doute la citation avait-elle été habilement préparée.

Mais, un bref instant, le débat s’éleva au-dessus de lui-même. Enlacées, l’histoire et la géographie, l’impuissance et la fatalité défilèrent dans la voix du candidat. Un bref instant, il devint lui aussi cet homme seul sur la berge, face au désespérant fleuve du monde.

PAR DANIEL SCHNEIDERMANN

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