SANS DOUTE ne pouvait-on attendre de M. Chirac et de M. Jospin qu’ils débattent très longuement de politique étrangère et sans doute fallait-il prévoir que leur face-à-face télévisé serait dominé par la situation économique et sociale du pays. C’est la loi du genre dans toutes les grandes démocraties industrielles, et il est un peu vain d’imaginer qu’il puisse en aller autrement. Mais tout est affaire de proportion. Or M. Chirac et M. Jospin n’ont pas marginalisé la politique étrangère dans leurs propos, ils l’ont quasiment escamotée : quelques minutes à peine sur deux heures de débat, quelques bribes sur l’Europe, censée constituer, disent-ils, leur grand projet de politique étrangère… Ici, sur l’Europe, c’est-à-dire sur la grande affaire qui occupera le prochain président, pas le moindre souffle n’est passé à l’écran, pas le début d’une vision, nulle esquisse d’enthousiasme.

Tout s’est déroulé comme si, en 1995, à l’aube de la monnaie unique, au lendemain de la guerre froide, à la veille de l’élargissement de l’Union européenne (UE) à l’est du Vieux Continent, à l’heure de la globalisation des marchés, les candidats à l’élection présidentielle française pouvaient débattre durant deux heures de problèmes économiques et sociaux sans jamais évoquer le contexte dans lequel ils se posent : l’Europe. Tout s’est passé comme si l’on pouvait discuter emploi, niveau des salaires, fiscalité, budget de l’Etat, immigration, défense, etc., sans jamais dire que l’évolution de chacune de ces données dépendait largement de contraintes extérieures et notamment européennes.

D’un côté comme de l’autre, c’était laisser croire sans doute involontairement à une mythique autonomie de décision du futur président de la République dans ces domaines. A l’heure où une bonne partie de l’électorat a manifesté une forte tentation isolationniste à l’extrême droite et à l’extrême gauche , M. Chirac et M. Jospin ont manqué à l’une de leurs missions : dire que l’avenir de la France économique, social, militaire ne se décide plus dans les seules limites de l’Hexagone. M. Chirac l’a reconnu sportivement en affirmant qu’au cours du débat « l’Europe a été passée par pertes et profits ».

Il est vrai qu’ils n’avaient guère matière à débattre en ce domaine puisqu’ils partagent des vues très largement identiques. M. Jospin a bien expliqué qu’il doutait de la fermeté des convictions européennes de son interlocuteur, qui furent parfois à géométrie variable, alors que lui-même disait se situer dans le sillage de François Mitterrand et de Jacques Delors. M. Chirac lui a répondu qu’il s’occupait « de l’Europe depuis très longtemps », qu’il avait été l’un des promoteurs de la politique agricole commune, qu’il avait toujours milité en faveur d’une politique de défense européenne et, enfin, voté pour le traité de Maastricht.

Les deux hommes ont vaguement laissé entendre qu’ils étaient partisans de la monnaie unique et de l’élargissement de l’Union, voire de la mise sur pied d’une politique étrangère et de défense européenne ; ils ont insisté sur la nécessité de protéger la politique agricole commune (contre les assauts des Etats-Unis ou de certains de nos partenaires européens) ; ils se sont déclarés convaincus que la volonté de « Bruxelles » de déréglementer certains secteurs d’activité ne devait pas se faire aux dépens des services publics français.

FLOU ARTISTIQUE

Mais sur les questions les plus délicates (la monnaie unique en 1997 ou en 1999 ?), les plus douloureuses (le coût de l’élargissement), les plus difficiles (l’abandon du droit de veto dans certaines décisions communautaires), les plus complexes (les institutions de l’Europe élargie), les deux hommes ont esquivé le débat. M. Chirac a perdu l’occasion de convaincre de son « nouveau ton » européen (celui du discours du 16 mars) et M. Jospin l’opportunité de donner un contenu concret aux convictions qu’il affiche.

Même flou artistique et même escamotage lorsqu’il s’agit d’exposer des positions, là encore très voisines, sur la gestion des crises des guerres qui font rage aux portes de la France : dans l’ex-Yougoslavie et en Algérie. Là encore, tout s’est passé comme s’il était concevable de parler défense et service militaire sans évoquer la possible implication de la France dans un conflit futur où l’Union européenne pourrait décider d’intervenir pour empêcher une deuxième Bosnie. On s’est contenté de généralités. Il faut être « plus ferme » en Bosnie pour imposer un règlement ou alors envisager de se retirer. Il faut favoriser un dialogue politique entre toutes les parties en Algérie sans interrompre l’aide de la France.

Le drame tchétchène ? Epouvantable, convient M. Jospin qui, pour autant, pense que M. Mitterrand a raison d’aller le 9 mai à Moscou pour la commémoration de la victoire sur les alliés… M. Chirac, quant à lui, philosophe, citant un poète russe et remarquant que « la Tchétchénie, c’est une vieille affaire… ». C’est que, là encore, pour imaginer une diplomatie plus activiste en Bosnie, comme en Algérie ou vis-à-vis de Moscou , il aurait fallu se demander avec Jacques Delors (Le Monde daté 30 avril-2 mai) « si la France, seule, protégée par [on] ne sait quelle ligne Maginot, pouvait se protéger des turbulences du monde ». La réponse étant évidemment « non », il aurait fallu parler plus d’Europe.

ALAIN FRACHON

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