“TOUT À FAIT INQUIÉTANT”, “fâcheux” : dans les coulisses, les réactions des diplomates occidentaux à la décision prise, mercredi 26 avril, par la Russie de renforcer ses troupes dans le Caucase, en violation du traité sur la réduction des armes conventionnelles en Europe (CFE) ne se sont pas faits attendre. En revanche, jeudi en fin de matinée, aucune chancellerie n’avait encore pris de position officielle condamnant ce coup de force diplomatique de Moscou.
A moins de quinze jours de la célébration en grande pompe, le 9 mai dans la capitale russe, de la victoire sur le nazisme, à laquelles doivent participer tant Bill Clinton que François Mitterrand, Helmut Kohl ou John Major, cette création d’une nouvelle armée, comme la poursuite des combats en Tchétchénie en dépit d’une “rêve” proposée par le Kremlin, aurait, pourtant, de quoi remettre en question ces voyages à Moscou. D’autant plus ce qui sonne comme une autre provocation que ce nouveau corps, dont ni les effectifs ni l’équipement n’ont encore été définis, pourrait, selon les responsables militaires russes, avoir son quartier- général à Grozny, la capitale dévastée de la petite république indépendantiste.
La décision russe ne devrait toutefois pas surprendre les Occidentaux, Moscou ayant demandé à plusieurs reprises ces derniers mois un réexamen du traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe signé en 1990, avant la désintégration du pacte de Varsovie. Le 3 avril 1994, le ministre russe de la défense, Pavel Gratchev avait déjà menacé de geler l’application du traité CFE, en cas d’élargissement de l’OTAN vers l’Europe de l’Est. Autre signe de mauvaise humeur : le chef de l’état- major général russe, le général Michaïl Kolesnikov, qui a demandé la dissolution de l’OTAN en mars dernier, n’a pas participé, mardi, à une réunion entre les chefs d’état-major de l’OTAN et leurs homologues des pays de l’Est.
Se faisant l’écho des préoccupations de l’Alliance devant la détérioration des relations avec la Russie, le secrétaire général de l’OTAN, Willy Claes a exprimé, mercredi, l’espoir que la rencontre au sommet entre le président américain Bill Clinton et le président russe Boris Eltsine les 9 et 10 mai prochain à Moscou permettrait de dégeler les relations entre l’Occident et la Russie qui n’ont jamais été aussi mauvaises depuis la fin de la guerre froide.
Moscou ne veut pas attendre puisque le commandant-en-chef de l’armée de terre russe, le général Vladimir Semionov, a déclaré, mercredi, que la nouvelle armée, la cinquante- huitième, sera créée d’ici le premier juin. S’il a admis que cette création “ne faisait pas bon ménage” avec le traité CFE, il a estimé que “les intérets de sécurité et d’intégrité de la Russie devaient dominer les dispositions” d’un traité, qui devait être “réexaminé”. Il a aussi précisé (reconnu ?) que la mise sur pied de la 58 armée, qui sera constituée à partir d’un corps d’armée existant a Vladikavkaz, en Ossétie du nord, et qui regroupera aussi des unités nouvellements créées, s’explique par “la situation compliquée au Caucase du Nord et en premier lieu par la situation instable en Tchétchénie”
Une “instabilité” qui pourrait durer longtemps tant la situation sur le terrain semble confuse. Ainsi les forces indépendantistes du général Doudaev sont déterminées à ignorer la proposition de trêve faite mercredi par Moscou. “Il n’y aura pas de cessez-le- feu sur le front, Nous avons le droit de continuer le combat et il n’y a pas d’ordre d’arrêter” a ainsi affirmé Shervani Albakov, commandant des résistants tchétchènes de l’ouest du pays. Les responsables tchétchénes estiment que les combats ne pourront cesser qu’une fois que les troupes russes seront parties de Tchétchénie et que de réelles négociations auront été ouvertes entre les dirigeants des deux pays.
“Dans une guerre, il y a deux parties et il y a des commandants militaires des deux côtés; Ils doivent se rencontrer et nos présidents, aussi” a ajouté Shervani Albakov. Pour les responsables tchétchènes, le “moratoire” proposé par Moscou est une “ruse” destinée à amadouer les chefs d’états étrangers. “Ils veulent montrer à tout le monde que tout va bien en Tchétchénie, ils ont besoin de gagner du temps pour ces célébrations” a ainsi déclaré Ramzan Ferzayli, le commandant indépendantiste de Bamout, dans l’ouest du pays, un village de 6 000 habitants, qui avait été pratiquement rasé par les troupes russes mais qui est de nouveau aux mains des indépendantistes.
Selon le commandement tchétchène, l’armée russe a organisé, mercredi, une nouvelle opération de bombardements aériens et d’artillerie sur les villages de l’ouest aprés avoir lancé, en vain, deux assauts, mardi. Plusieurs maisons auraient été détruites par des tirs de roquette. La guerre en Thétchénie pourrait maintenant s’étendre dans l’Ingouchie voisine, une autre république de la Fédération de Russie, où les troupes russes pourraient combattre les résistants tchétchénes qui s’y sont réfugiés.
Le nouveau corps, ce qui sonne comme une provocation, pourrait avoir son quartier-général à Grozny, la capitale dévastée de la Tchétchénie.
Si le moratoire, signé mercredi par Boris Eltsine, sera valable “pour les fêtes de mai”, nul n’a précisé, à Moscou, la durée exacte de l’arrêt des combats proposé. Le ministre russe de la défense, le général Gratchev, a tenu, pour sa part, à préciser que si les indépendantistes poursuivaient leur combat, les forces russes seraient “contraintes” de répondre. “Dans ce cas, les combats se poursuivront jusqu’à l’élimination totale” des forces indépendantistes, a ajouté Palvel Gratchev, notant que, dans ce cas, “il ne saurait être question de grâce” La persistance des combats sur le terrain, les ambiguités du moratoire proposée par Moscou, et la décision de créer une nouvelle armée dans le Caucase sont autant d’éléments qui devraient mettre les dirigeants occidentaux dans le plus extrême embarras. D’autant que l’opinion publique internationale semble se réveiller pour condamner l’intervention russe en Tchétchénie et exiger des dirigeants occidentaux qu’ils annulent leur voyage à Moscou.
Mardi, le porte-parole du département d’Etat s’était contenté de “critiquer” la décision unilatérale de la Russie de renforcer son dispositif militaire dans le Caucase. Quant au secrétaire d’état américain, Warren Christopher, il s’est borné à déclarer que les Etats- Unis “souhaitaient l’établissement d’une paix durable en Tchétchénie” à l’issue de ses deux heures d’entretien, mercredi à Washington, avec son homologue russe Andréï Kozyrev, en vue de préparer le sommet Eltsine- Clinton. En revanche, le chef de la diplomatie américaine a indiqué, à propos des projets d’élargissement de l’Otan vers les pays d’Europe centrale : “Je pense que nous allons voir d’importants progrès sur cette question”.
Boris Eltsine avait dénoncé, en décembre dernier, ces projets et avait refusé, en conséquence, d’adhérer au partenariat pour la paix de l’Otan. Aucun progrès n’a, par contre, été réalisé, sur la vente de réacteurs nucléaires russes à l’Iran, qui inquiète, semble-t-il, beaucoup plus Washington que la guerre en Tchétchénie.
FRALON JOSE ALAIN
Le Monde
vendredi 28 avril 1995, p. 2