Pourtant, Volodia reste stoïque. S’il avoue que sa femme pleure tous les jours, qu’il n’a pas vu naître son premier fils, que la paye est maigre, qu’il s’est engagé car il fallait bien nourrir la famille, qu’il ne savait pas que faire d’autre, il estime pourtant que cela pourrait être encore pire : il est content de s’en être sorti vivant. A la morgue de Grozny, les corps continuent d’affluer. « Je préfère être à ma place qu’à la leur », dit simplement un appelé qui conduit un camion chargé des cadavres de ses camarades.
A Grozny, un soldat des forces spéciales du ministère de l’intérieur pratique un humour qui ressemble au désespoir : « Si eux [les combattants indépendantistes tchétchènes] ce sont les bandes armées illégales, comme ils disent à Moscou, nous on est quoi ? Les bandes armées légales ? »
La plupart des hommes du rang, quand on les interroge, récitent d’abord leur leçon, comme pour mieux s’en convaincre. « On est là pour défendre les Russes. Les partisans de Doudaev [le président tchétchène] brûlaient leurs maisons, violaient les enfants », disent-ils. Les autorités affirment avoir découvert des fosses communes avec des civils russes « tués par Doudaev » avant la guerre, mais sont incapables de les montrer à la presse. Sans trop y croire, ceux qui n’ont pas d’autre choix que de se battre semblent se raccrocher à ces « histoires ». « BOULOT »
Mais après quelques vodkas, après avoir dit que « la guerre, c’est la guerre, et c’est notre boulot », les militaires déversent, avec amertume mais sans révolte, leur vague à l’âme. Les soldats sont payés, parfois avec des paquets de billets de cent roubles (10 centimes) et du retard. Une partie du traitement est dévorée par l’inflation. Chacun l’affirme : pendant qu’ils meurent en voulant gagner de quoi survivre, pour une cause qu’ils ignorent (« ni eux ni nous ne savons pourquoi nous tirons », disent-ils), d’autres s’enrichissent à l’abri.
Si le moral est meilleur qu’au début des opérations, c’est d’abord que la lourde machine de l’intendance s’est mise à fonctionner. « Au début, sur le front, on a même mangé des grenouilles. Maintenant, même si c’est toujours la même chose, on peut s’empiffrer tous les jours », explique un soldat. A l’hôpital militaire de Mozdok, un médecin chef montre ses installations modernes et explique fièrement : « Le soldat sait que, s’il est blessé, il sera ici en trente à quarante minutes (en hélicoptère), qu’il ne perdra pas son sang. » Un expert médical qui examine les cadavres confirme la qualité du service : « Tous ceux qui pouvaient être sauvés, l’ont été », estime-t-il. Le moral remonte aussi parce que Moscou a presque gagné la bataille de l’information. Les télévisions russes ont cessé de diffuser les reportages du côté tchétchène et glorifient de plus en plus l’action de l’armée.
Les soldats se battent donc, mais n’en pensent pas moins. « Il ne fallait pas utiliser la force, il ne faut jamais utiliser la force dans le Caucase », dit un officier des Omon, les forces spéciales du ministère de l’intérieur. Malgré les proclamations de victoire à Moscou, ils disent tous que « la guerre va encore durer longtemps, des années ». Ils savent tous, parce qu’ils se font tirer dessus la nuit, que malgré les démentis, la guerre des partisans en territoire « contrôlé » a commencé. Ils réclament tous l’anonymat pour ne pas perdre d’attendus avantages matériels, un appartement, une augmentation. Et parce que, dit l’un d’eux, « ici la vengeance dure cent ans ». « Je suis d’accord avec Jirinovski sur un seul point, dit un officier. Il ne faut pas reconstruire Grozny. Mais pas pour en faire, comme il dit, un terrain d’exercice pour guerre urbaine. Il faut en faire un musée pour montrer à nos dirigeants ce qu’ils ont fait .»
JEAN-BAPTISTE NAUDET