AU no 1, sur la première maison de la rue Oufinsk, une main a écrit à la craie, en russe, sur le portail soigneusement peint en vert : « Ici vivent des gens tranquilles. » Et, effectivement, l’Oufinskaïa Oulitza semble respirer le calme. A pLremière vue seulement. Il s’agit d’une rue toute simple de la capitale de la petite Tchétchénie indépendantiste ravagée par la guerre de reconquête russe, coincée entre une voie ferrée où il ne passe plus un train et une colline où les pompes à balancier des puits de pétrole se sont arrêtées ; une colline où l’on ne fait plus paître les vaches.

Comme partout, ici, il n’y a ni eau, ni électricité, ni téléphone. En revanche, le gaz a été rétabli. « Par nous-mêmes », insistent les habitants. Même si les hommes travaillent dans le pétrole ou à l’usine, la rue, où courent quelques poulets, ressemble à celle d’un village caucasien. Les femmes soignent le bétail, font leur jardin, rentrent le foin, s’occupent des enfants et de la maison. Malgré son apparente banalité, la rue Oufinsk a un côté anachronique : elle existe encore. Car le reste de la capitale est en ruine. C’est un paysage de cauchemar, où « seule la bombe atomique n’est pas tombée », disent les survivants. Des tas de gravats, des immeubles détruits par les bombes et que l’on achève de raser ; des ruines parmi lesquelles, tels des fantômes, errent des rescapés.

Début janvier, à l’entrée de la ville, les forces russes se sont heurtées aux indépendantistes tchétchènes, retranchés dans la zone industrielle. Les troupes de Moscou ont contourné l’obstacle, ont conquis le reste de la ville, avant de prendre le contrôle du quartier. Construites au début des années 60, quand on a distribué des terres aux Tchétchènes rentrés du Kazakhstan où ils avaient été déportés, les solides maisons en briques, abritées derrière de grands portails et des palissades en métal peint, tiennent toujours debout. La rue est en terre battue. Pas un caillou ne traîne ; tout est propre, méticuleusement balayé par les femmes, jusqu’aux jardins des maisons aux intérieurs blancs et dépouillés. Même les éclats d’obus ont été ramassés. La rue est ponctuée d’arbres fruitiers bien alignés. Les hommes observent les bourgeons. Au bout de la rue, on construit une grande mosquée avec l’argent du quartier. A moins d’un kilomètre, à la sortie de la ville, le long de la voie ferrée, se trouve un poste de contrôle russe ; à la tombée du jour, il se transforme en bunker. On y entend tirer toutes les nuits.

Au no 4 habite la famille de Moussa. Chercheur en économie de la prestigieuse Académie des sciences à Moscou, Moussa est revenu dans sa ville natale pour aider à rechercher un cousin disparu, policier de profession. C’était le 21 mars, bien après la fin des combats, à l’heure de la « normalisation » ; Lioma Basnoukaev est parti en plein jour s’enrôler dans la nouvelle police tchétchène du « gouvernement provisoire » mis en place par les Russes. Il n’est pas rentré. La famille a parcouru tous les « centre de tri », ces camps où les Russes tentent de « démasquer » les militants du président indépendantiste Djokkar Doudaev. Aujourd’hui, Moussa a une piste : au sud de Grozny, on a trouvé une fosse commune. Il ne dit rien à son oncle et part. En passant devant le no 29, il apprend qu’il s’ye est déroulé un drame. Au no 29, Alvi Dandaev, un Tchétchène de quinze ans, vivait avec ses trois frères, sa mère, son père. Sa mère dit : « Il fallait bien faire sortir les vaches. »

C’ÉTAIT aussi le 21 mars, bien après la première « descente » des Russes, dont chacun se souvient. Ce jour-là, pour la première fois depuis la fin des combats, Alvi et son voisin Hogahmed Medigov, dix-sept ans, ont conduit les vaches sur la colline. « Nous avons vu un véhicule blindé arriver brusquement dans la rue », en contrebas, raconte Hogahmed. Les soldats russes ont tiré. A cette distance, « ils voyaient bien que l’on n’avait pas d’armes », précise Hogahmed. Une balle a touché Alvi. Quand les soldats ont cessé de tirer, ils ont pansé Alvi. « Certains pleuraient, disaient que leur chef avait ordonné de tirer sur des moudjahidines, sur la colline », racontent les femmes.

Les soldats ont déposé Alvi à l’hôpital puis ont emmené Hogahmed à la Kommandantur. « Ils voulaient lui faire avouer qu’il avait tiré sur les soldats, pour effacer leur crime », commente un voisin. Hogahmed raconte : « On m’a mis en cellule ; ils étaient tous un peu ivres. » Plus tard, un officier l’a amené « dans l’immeuble d’à côté », un ancien jardin d’enfants. Il l’a passé à tabac. Hogahmed poursuit : « Il m’a attaché le pouce et le petit doigt avec du fil électrique, m’a mis un tapis sur la tête pour qu’on ne m’entende pas crier. » Et l’officier a fait passer le courant. On lui demandait : « Où sont les moudjahidines ? » Une voix a soudain retenti : « Ça suffit ! » Le frère de Moussa était, par hasard, chez le commandant pour son travail. Hogahmed a été relâché.

Le père d’Alvi, lui, est allé à l’hôpital : « On m’a dit qu’on n’avait pas pu le sauver. » Il a réclamé le corps de son fils. On le lui a donné, « comme ça ». Il est reparti, en taxi, avec le cadavre de son fils. « Il y a une enquête ; personne ne parle du résultat. » Pourtant, tout le monde connaît le numéro du blindé dans lequel se trouvaient les soldats. La mère répète, en hochant la tête : « Il fallait bien sortir les vaches. » La voisine n’est pas d’accord avec elle. Elle est russe.

Moussa s’est rendu à la fosse commune découverte à la sortie sud de Grozny. On a déjà retrouvé près de vingt corps des civils. Huit ont été identifiés. Elle n’a toujours pas retrouvé ou reconnu les corps de son frère et de sa belle-soeur. Elle est sûre qu’ils sont là. Parmi les voitures calcinées se trouve celle de son frère. Il s’agit des véhicules de civils qui, début février, fuyaient les bombardements. Ils sont tombés dans une embuscade russe. A distance de la fosse, un blindé s’est arrêté. Vautrés sur leur engin, les soldats observent la scène, en écoutant de la musique américaine.

Alors, Moussa est rentré rue Oufinsk, comme tout le monde, avant la tombée de la nuit. Les femmes lui donnent les dernières nouvelles : le survol des avions et des hélicoptères de combat ; mais, surtout, la nouvelle « descente » des Russes. La première a eu lieu fin janvier, après la prise de contrôle du quartier. Chaque maison a son histoire. Dans l’une, c’est un homme battu et humilié qui s’est emparé d’une grenade et a menacé de se faire sauter avec les soldats. Dans une autre, ce sont les lustres qui ont été volés. Malgré la tragédie, les gens du quartier parviennnent encore à rire : dans une maison, les soldats ont trouvé des caisses entières de vodka, et, depuis, ils n’arrêtent pas d’y faire des contrôles. Dans la rue d’à côté, les Russes ont commis un crime et un sacrilège. Le crime, c’est d’avoir tué un homme, apparemment pour voler. « Il avait l’argent de la vente de sa vache dans la poche », raconte un voisin. Le sacrilège, c’est d’avoir fait déshabiller des hommes jusqu’au torse « devant les femmes », explique un témoin. Les Russes voulaient vérifier qu’ils n’avaient pas, au creux de l’épaule, un bleu celui que fait la crosse d’un fusil démontrant qu’ils avaient participé aux combats. Ceux qui ont ainsi été « déshonorés » se sont évaporés pendant la nuit. Les soldats ont débarqué chez un vieil homme. Sa maison a été touchée par un obus, et l’on voit l’intérieur des pièces depuis la rue. Les Russes ont accusé son fils d’être un « partisan » de Doudaev parce qu’il n’était pas là. Ils ont pris son passeport : le fils ne pourra pas travailler, plus même sortir, car il ne pourrait passer un point de contrôle sans se retrouver dans un « centre de tri ».

Depuis qu’il a traversé cette épreuve, un jeune Tchétchène qui veut préserver son anonymat ne sort plus de la rue Oufinsk. C’était le 27 janvier ; il fuyait Grozny. Il raconte. Au poste de contrôle disposé à la sortie de la ville, les soldats russes lui ont dit : « Descends, tu es arrivé. » On l’a enfermé, avec un trentaine de personnes, à l’arrière d’un camion. Alors qu’il roulait, le camion s’est renversé. Il y a eu des blessés. Après avoir été menacés d’être fusillés sur place, les « suspects » ont été transférés par hélicoptère à Mozdok, la grande base russe voisine. Mais, en entrant puis en descendant de l’hélicoptère, ils ont dû passer entre deux rangées de soldats, d’où ont plu coups de poings, coups pieds et coups de crosses. « J’avais la mâchoire déboîtée, le ventre enflé, le corps couvert d’hématomes. » Puis ils ont été enfermés dans des wagons. « Ils nous battaient, nous humiliaient », dit le jeune Tchétchène ; « par exemple, quand on voulait aller aux toilettes, ils mettaient une bouteille de coca vide sous un robinet et disaient : « Si tu fais ton affaire avant que la bouteille soit pleine, il ne t’arrivera rien, sinon… »

ON l’a interrogé ; on lui a demandé s’il se battait pour Doudaev ; on a exigé qu’il devienne informateur du FSK (l’ex-KGB) en échange de la liberté. « Ceux qui nous questionnaient étaient corrects, ils ne nous battaient pas ; ce n’était plus la peine, je n’étais plus qu’un bleu. » explique-t-il. Un agent du FSK lui a même dit : « Tu n’étais peut-être pas un partisan, mais, après ce que tu as vu ici, tu vas sûrement en devenir un. » « C’est vrai, dit-il, que, là bas, je pensais que j’avais eu tort de ne pas me battre. » On l’a relâché le 30 janvier. « Beaucoup de ceux qui ont été libérés sont partis se battre », assure-t-il.

La nuit est tombée sur la rue Oufinsk. On entend des bombardiers qui se dirigent vers le sud. Des tirs, des explosions retentissent près du poste de contrôle russe. Un peu plus loin dans la rue vit la babouchka russe de soixante-douze ans qui pense qu’il ne fallait pas faire sortir les vaches. Elle voit « tout ça » d’un autre oeil. Elle prend le thé chez des voisins tchétchènes. « De bons voisins », dit-elle, comme on dirait de « bons Tchétchènes ». Sa famille vit ici « depuis toujours », depuis que les Russes « ont commencé », diraient les Tchétchènes, depuis que l’armée impériale russe a franchi le Terek au XVIII siècle. « Ici, ce n’est pas une guerre », insiste-t-elle. « C’est une élimination ; on tue des Russes et des Tchétchènes. Qui a raison, qui a tort, on ne sait pas », explique cette ancienne combattante de la seconde guerre mondiale. Les « événements » ont changé ses relations avec les Tchétchènes : « C’est un peu tendu. » « Même les gamins nous disent : « Vous, les Russes, il faut vous enterrer vivants. » Ils n’inventent pas ça tout seuls. Ce sont leurs parents qui leur disent. » Les « bons voisins » se taisent.

Moussa s’est rendu au cimetière de Grozny. On y ouvre une nouvelle fosse commune. Déjà, près de trois cents corps ont été réenterrés. Parmi les cadavres alignés sur la pelouse, il n’identifie pas celui de son cousin. Lorsqu’il rencontre un officier de police russe qui s’occupe des disparus, celui-ci dit son impuissance : pendant qu’il travaille à retrouver les gens, ses collègues s’emploient à les faire disparaître.

Alors, pour le quatrième jour consécutif, Moussa va attendre, avec les soldats qui montent la garde, aux portes d’un QG russe : il veut parler à un responsable. Parce qu’ils commencent à se connaître, le militaire russe et le Tchétchène en viennent à l’essentiel. « On nous tire dessus toutes les nuits », se plaint le soldat. « Jamais du même endroit, reprend-il ; de l’usine derrière, de l’immeuble en face, habité par des « gens tranquilles ». Quand on arrive quelque part, tout le monde nous dit toujours qu’ici « ne vivent que des gens tranquilles. » Moussa se tait.

Les Tchétchènes ne parlent pas pas en russe en tout cas de ce qui se passe la nuit. Ils disent seulement que, quand les bourgeons auront éclos, quand les partisans pourront se cacher derrière les feuillages, il y aura peut-être « des problèmes » de jour aussi. La nuit, des tirs, des explosions retentissent à nouveau. Le lendemain, quand Moussa quitte la rue Oufinsk pour rechercher, une fois de plus, son cousin, une épaisse fumée noire monte de derrière les collines.

A la raffinerie, deux énormes citernes de pétrole sont en feu. En pleine ville, le siège des nouvelles autorités fidèles à Moscou a été attaqué. Non loin de la rue des « gens tranquilles », des vaches paissent paisiblement.

JEAN-BAPTISTE NAUDET

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