Trois Tchétchènes de Grozny ont encore le courage de témoigner, à visage découvert. Abdoulaev Bagaev, quarante-sept ans, ex-cameraman à la télévision de Grozny, transféré au service de presse du président indépendantiste Djokhar Doudaev, fuyait les combats dans la capitale. C’était le 26 janvier. Au poste de contrôle russe à la sortie de la ville, le cauchemar a commencé. Il a été arrêté et enfermé à l’arrière d’un camion. « J’ai cru qu’on allait nous fusiller : les militaires se partageaient nos affaires devant nous. On m’a tout pris, l’argent, les vêtements. » Une fois le camion plein de « suspects », il s’est renversé. Les prisonniers ont été transférés en hélicoptère à Mozdok, la base de l’armée russe. « En entrant et sortant de l’appareil, des soldats alignés nous ont battus à coups de crosse .»
A Mozdok, les « suspects » ont été mis dans des wagons spéciaux de détention, baptisés le « camp de filtration ». « Ce n’était que des cris, des gémissements, tout le monde était brisé », se souvient-il. « Les soldats nous donnaient des coups. Je ne sais pas combien d’entre nous n’ont pas survécu, peut-être trois», dit Abdoulaev. Les interrogatoires ont commencé : « On me demandait : où est Doudaev? ». Un des enquêteurs était un ancien indicateur du KGB de son quartier, « il m’a reconnu et m’a aidé à sortir ». En rentrant, « j’ai été de nouveau arrêté », poursuit-il : « Un soldat a dit : on va le fusiller. Un autre : on va l’interroger d’abord. Un troisième : amenons-le au chef ». Le chef l’a laissé partir « mais quand je lui ai demandé d’être raccompagné pour ne plus être arrêté, il m’a dit : je ne peux pas vous donner une voiture, mais je peux vous fusiller ». Abdoulaev ne sait plus quoi faire : « Le seul droit que nous avons, c’est celui de mourir. Ceux qui ne pensaient pas à prendre les armes, le feront à la première occasion ».
Aslambek Magomadov, vingt-quatre ans, avait « le nez de Sophia Loren », plaisantent ses copains. Aujourd’hui, le nez de celui qui fut monteur à la télévision de Grozny, est tordu comme celui d’un boxeur. Il a aussi une cicatrice sur le front, visiblement laissée par le canon de fusil et la marque d’une balle à la jambe. Il raconte : « C’était le 7 février, les soldats ont frappé à la porte. J’étais chez moi avec ma femme et un copain. Ils ont dit qu’ils voulaient interroger les femmes ». Aslambek a compris ce que cela voulait dire. Il a exigé d’y aller aussi. « Tu veux aller à l’interrogatoire? On y va ! », lui ont dit les soldats.
Ils l’ont fait monter seul à l’étage du dessus, vide, car détruit par les bombes. « L’un me tenait en joue, les deux autres me battaient. Puis ils m’ont tiré un balle dans la jambe ». Il soulève le bas de son pantalon : il y a un trou rouge près du tibia. « Après, ils m’ont sorti en disant : on va te fusiller ». Un soldat l’a amené vers les garages. « Il a armé son fusil, m’a dit de marcher. Je me suis retourné, je lui ait dit : si tu me fusilles, tu me fusilles en face ». Le soldat a tiré par terre, l’a laissé partir, sans papiers d’identité, sans chaussures, avec la balle dans la jambe. Au coin de la rue, on l’attendait. « JARDIN D’ENFANTS » « De l’autre coté des immeubles, je suis tombé sur un groupe d’OMON », les forces spéciales du ministère russe de l’intérieur. « Ils m’ont emmené au QG, le chirurgien m’a soigné et leur chef m’a renvoyé », toujours sans papier. Il a passé la nuit dans une maison brûlée, puis s’est rendu au premier poste de Croix-Rouge. Quelques jours plus tard, les « spetnaz », les forces de choc, ont débarqué. « On leur avait dit qu’on soignait des militants de Doudaev. A la Kommandantur [le QG des forces russes] ils voulaient que je signe un papier contre la Croix-Rouge ».
Un sac sur la tête, Aslambek a été transféré au camp de filtration de Grozny. « Ils m’ont tabassé avec tout, la crosse, les canons des fusils », dit-il en esquissant un geste vers son front. « On était à huit par cellule avec deux lits pour tout le monde. On pouvait boire deux fois par jour et presque rien manger. Ils nous battaient. Moi plus que les autres car j’étais blessé par balle, et ils disaient que j’étais un combattant de Doudaev ». Finalement, « c’est un agent du FSK [ex-KGB] qui a fait une enquête correcte et j’ai été relâché ». Son voisin a eu moins de chance. « Il a été fusillé dans la cour, en bas de l’immeuble », le jour même, dit Aslambek. Il montre la tombe. « L’officier m’a dit : il y a 90% de chances qu’il y ait un Tchétchène en moins » : Hogahmed Medigov, dix-sept ans, raconte son passage au « jardin d’enfants », le 21 mars. Le jardin est un bâtiment voisin de la Kommandantur russe à Grozny, transformé en centre d’interrogatoire. Des soldats russes l’ont amené après une « bavure ». En chassant le « Moudjahid », ils venaient de tuer son ami, Alvi Dandaev, quinze ans. « On m’a emmené en cellule, ils étaient tous un peu ivres. L’un d’eux m’a dit : Qu’est-ce qui va se passer si je trouve une balle dans ta poche ?. J’ai dit : Tu n’en trouveras pas sauf si tu en mets une ». Un officier lui a donné des coups. « Il m’a attaché les mains dans le dos. Il a demandé à un soldat d’amener du fil électrique. Il m’a attaché le pouce et le petit doigt avec le fil. Il m’a mis un tapis sur la tête. Puis il m’ envoyé des décharges électriques avec un générateur à main. Il disait : où tu as mis ton arme ? Où sont vos soldats ? Où sont les Moudjahid ?». Hogahmed a été sauvé par l’intervention d’un voisin qui se trouvait chez le commandant.
Tout le monde pense que c’est un miracle. A Grozny, les Tchétchènes ne connaissent personne qui soit passé par le « jardin d’enfants » et qui en soit ressorti. Depuis la fin des combats, il y a beaucoup de « disparus ». Près d’un « centre de filtration » de Mozdok, on entend parfois une rafale. Dans le camp, « moins on en sait, mieux on dort », dit un officier russe. Un soldat, qui travaille à coté du « centre » ne parle pas non plus, mais lorsqu’il entend tirer, il fait un geste plus explicite : il met son doigt sur la gorge…
JEAN-BAPTISTE NAUDET