Le jour, Grozny, la capitale aux deux tiers détruite par deux mois de combats, de bombardements d’artillerie et d’aviation, panse ses blessés et ses ruines. On se croirait à Stalingrad ou à Dresde. La ville n’est qu’un champ de carcasses d’immeubles calcinés, criblés de balles et d’éclats d’obus. Les maisons, où il ne reste pas même le plancher, sont éventrées. Les rues sont trouées de cratères et parsemées de fils électriques qui pendent.
Un paysage funeste et désolé où errent quelques rescapés, un bidon d’eau ou une pauvre valise à la main. On peut à peine leur parler. Leurs nerfs ont souvent lâché après deux mois sous les bombes, enfermés dans les caves, avec les mourants, les excréments, les cadavres, le froid, la soif, la faim, la peur, l’horreur. Le jour, parmi les décombres, les Tchétchènes, rebelles entre les rebelles, lisent la Rossiskaïa Gazetta, le journal officiel du gouvernement russe, le seul distribué (gratuitement) dans cette ville où rien ne semble fonctionner, à part la machine infernale de la haine et de la mort.
Le jour, les forces russes sillonnent ce qui reste de la ville. Armes automatiques à la main, foulards noués à la pirate sur la tête, lunettes de soleil, calandres de Mercedes collées à l’avant de leurs blindés légers, autoradios hurlants, ils patrouillent, font des « descentes », jouent aux fanfarons et boivent en cachette pour faire passer la peur et le dégoût de cette sale guerre. Ils sautent parfois sur une mine.
Lors des « descentes » dans les maisons, ils ne trouvent presque jamais d’armes. Ils arrêtent, battent parfois un Tchétchène et « saisissent » toujours un petit quelque chose : des diamants et des dollars de préférence. A défaut, ils se contentent d’un peu de vodka. D’autres, aux points de contrôle, fatigués par une nuit sans sommeil, fouillent les voitures et les passagers. Protégé derrière un bloc de béton, l’un des soldats russes tient les « suspects » en joue. Les militaires bousculent de temps en temps un Tchétchène, l’insultent, l’humilient. « La blessure par la dague peut être soignée par un docteur ; la blessure par les mots peut seulement être soignée par la dague », dit un proverbe tchétchène.
« PIRE QUE L’AFGHANISTAN »
Quand la nuit arrive, quand tout le monde se calfeutre chez soi, quand les soldats russes se retranchent dans leurs bunkers et se mettent à boire, personne ne dort : de nouvelles victimes tombent. Dans la ville, on entend tirer, surtout près des objectifs russes : rafales de Kalachnikov, explosions. Dans les territoires dit « contrôlés », la guerre des partisans a commencé, tandis qu’au sud, une guerre plus « classique » se poursuit. « C’est pire que l’Afghanistan », juge un soldat russe qui est passé par le Vietnam de l’URSS. « Ici, poursuit-il, les Tchétchènes parlent tous le russe. Nous ne savons pas qui est notre ennemi. » Après plusieurs vodkas arrosées de bières, un autre soldat raconte : « Le jour, ils nous serrent dans leurs bras, nous embrassent, disent qu’ils sont nos amis, nos frères. Et la nuit, ils nous tirent dessus. »
Quand le soleil se lève, personne n’a rien vu, rien entendu. Malgré les « victoires » militaires au sud, la prise de Chali ou de Goudermès, les troupes russes voient le piège se refermer derrière leurs lignes. Le cycle de la violence et de la répression est enclenché. On ignore combien il y a de victimes. Pour Moscou, la situation se « normalise » ; pour les Tchétchènes, commence un combat clandestin et secret.
Un jour, un convoi russe tombe dans une embuscade. La nuit, c’est tantôt l’état-major des forces de police, le siège du nouveau gouvernement ou la base militaire de l’aéroport qui est visé. Les trains ne peuvent circuler que de jour et seulement au nord de Grozny, « sinon ils sont attaqués », indique un responsable russe des chemins de fer. Selon des sources médicales russes, il faut multiplier par deux ou trois le chiffre officiel de 1 500 militaires russes tués. Le flot des victimes dans l’armée russe semble ne pas tarir, raconte un soldat qui amène les cadavres de ses collègues dans l’une des morgues russes.
« BANDITS D’HONNEUR »
La répression qui s’abat, le jour, sur les Tchétchènes, lors des « descentes » pour chercher des armes, n’est évidemment pas officielle. En principe, ce sont de simples « fouilles ». Mais il faut aussi compter avec de malencontreuses « disparitions », des dizaines de cas connus, peut-être des centaines. Le jour, les Tchétchènes écoutent, sans y croire, les âneries débitées par les médias officiels russes, les seuls que l’on capte bien. Par exemple, l’annonce de l’« arrivée » attendue du premier train (non blindé) à Grozny, mais qui n’arrive jamais, ou le rétablissement du gaz et l’électricité qui se fait toujours attendre.
Puis les Tchétchènes vont à la corvée d’eau, amenée dans des camions citernes par le Comité international de la Croix-Rouge et le ministère russe des situations d’urgence ; ils vont chercher du bois, débitent des meubles à la hache pour cuisiner et se chauffer. A la radio de Moscou, ils entendent que leur ex-président indépendantiste, Djokhar Doudaev, a commis « des atrocités » : ses partisans auraient fusillé des anciens qui voulaient pactiser. Personne n’en croit un traître mot : « c’est comme quand Moscou niait les bombardements aériens et disait que les Tchétchènes faisaient sauter eux-mêmes leurs maisons », lâche un vieux en pointant le « décor ».
Alors, le soir, certains tentent de capter, malgré le brouillage russe, la télévision de Djokhar Doudaev, qui transmet depuis les montagnes, grâce à un émetteur mobile. La nuit, certains de ces « pères tranquilles » de la journée sortent. « Tout ce qui bouge tire sur tout ce qui bouge », dit un Tchétchène en restant dans le vague. En tchétchène, les partisans de cette guerre secrète ont un nom que tout le monde connaît mais que personne ne prononce, surtout devant les étrangers : les abreks, les « bandits d’honneur ». Aujourd’hui comme hier, le combat clandestin s’appuie sans doute sur les clans et les tariqat, les confréries soufies, des sociétés musulmanes secrètes, bastions de la résistance à l’impérialisme russe. Sous les soviets, malgré le KGB, la milice et l’une des plus puissantes armées du monde, le dernier abrek est mort en combattant dans les montagnes en 1979, soixante ans après la reconquête bolchevique (Dans The North Caucasus Barrier, ouvrage collectif. Editeur Hurst and Company. Londres). « Un cadavre qui marche ». C’est ainsi que des Tchétchènes, qui pourtant ne portaient pas leur ex-président Doudaev dans leur coeur, appellent leur nouveau premier ministre nommé par Moscou, Salambek Khadjiev. « Le sang a recouvert toutes les erreurs de Doudaev. En intervenant, la Russie lui a donné raison », expliquent-ils. Amené dans les bagages de l’armée russe, Salambek Khadjiev, le chef du gouvernement tchétchène, reçoit anorak sur le dos, dans son bureau, rideaux tirés en pleine journée. Ce n’est pas qu’il craigne le tir fatal d’un partisan, « mais parce qu’il fait froid », assure-t-il en montrant d’emblée la photo de sa femme et de ses deux enfants. M. Khadjiev a installé son gouvernement dans l’Institut du pétrole, l’un des rares bâtiments proche du centre-ville encore vaguement habitable. En face, est installé le quartier général de M. Simeonov, l’ancien chef du PC de Grozny et l’actuel homme fort de Moscou. Le tout, entouré de barbelés, est défendu par des blindés et des forces spéciales.
Mais pour le souriant et enjoué M. Khadjiev, qui n’a « pas peur d’une guerre des partisans », tout est « normal », « toute la plaine, 85 % de la population » est « sous contrôle ». Les tirs la nuit ? « Des soldats ivres qui s’amusent, comme dans tous les pays du monde ». Les droits de l’homme ? « Ils sont de plus en plus respectés. Tous les crimes font l’objet d’une enquête. Il y a des cas » de violations, poursuit-il, mais « ce sont des exceptions, pas la règle ». Tout ceux qui sont arrêtés « passent maintenant par le camp de filtration de Grozny. Seuls ceux qui n’ont pas pu prouver leur innocence [!] sont envoyés à Mozdok », la base militaire russe en Ossétie du Nord voisine.
Outre rester en vie, M. Khadjiev a deux tâches très difficiles : ne pas apparaître comme la marionnette du gouvernement russe et normaliser la vie quotidienne. Il n’a pas encore de budget, mais un projet sur sa table. S’il n’a pas assez d’argent ? « La France nous aidera », dit-il en riant. Pour ne pas apparaître comme le « valet de Moscou », M. Khadjiev promet même d’organiser un référendum sur l’indépendance. « Si le peuple vote pour l’indépendance, on en discute avec la Russie. Il y aura une procédure car la sortie d’un grand pays ne peut se faire par la force. » Il insiste : les Russes « aident beaucoup » mais n’exercent pas le pouvoir à sa place. D’ailleurs, il a maintenant une nouvelle police tchétchène de 2 000 hommes, et qui en comptera 4 500. Il y a apparemment des « difficultés » de recrutement, pas seulement par manque de volontaires. Ainsi, Lioma Basnoukaev et Movladi Adimkhanov, deux Tchétchènes, policiers de carrière, ont « disparu », le 28 février, après avoir passé l’examen médical pour rentrer dans la milice.
« DES MARIONNETTES »
Tout est « normal » : l’aide humanitaire de Moscou, du ministère de situations d’urgence, se déplace en blindés repeints en blanc, avec des soldats en armes. Les policiers tchétchènes, eux, n’ont pas même un pistolet. « Deux policiers se sont fait tuer hier », affirme l’un deux, impuissant à arrêter les exactions des forces russes. « Les soldats russes peuvent nous arrêter, même nous tuer quand ils veulent. On est des marionnettes ». A son QG, un officier russe explique : « Si on leur donne des armes pour le jour, la nuit, ils iront nous tirer dessus. »
Dans un cimetière de campagne où l’on vient d’enterrer des cadavres exhumés d’une fosse commune des réfugiés mitraillés par les Russes alors qu’ils fuyaient les combats , la colère, longtemps contenue, explose. « Tant que l’armée russe sera là, nous n’arrêterons pas », jure un homme. « On nous force à devenir des militants », dit un autre. Un vieillard craque devant la tombe de son neveu, un aveugle retrouvé fusillé dans son appartement de Grozny. « On tue les enfants, les vieux, les infirmes, on bombarde les villages. C’est pire qu’en 1944, quand on mourrait de faim et de soif lors de la déportation » par Staline de tous les Tchétchènes au Kazakhstan. « Quand est-ce que le génocide de la nation tchétchène va s’arrêter ? », hurle le vieux déporté.
Un hélicoptère de combat survole le cimetière, peut-être pour aller matraquer les villages du sud. « L’Europe nous a trahis », reprend un autre. « Le 9 mai on va fêter à Moscou la victoire sur le fascisme, alors qu’ici il triomphe. Pourquoi Mitterrand va-t-il serrer la main d’Eltsine ? » Le 9 mai, les abreks risquent de faire parler d’eux.
JEAN-BAPTISTE NAUDET