Grozny ne mobilise pas les intellos russes. Ils n’ont élevé qu’une faible voix face à l’intervention en Tchétchénie.

C’est un pays où l’on polémique en vers. En février dernier, le grand journal populaire russe Argoumenti i Fakti publiait une poésie déchirante d’Alla Doudaëeva, l’épouse du président de la Tchétchénie indépendantiste écrasée sous les bombes depuis maintenant plus de quatre mois, poétesse de profession et Russe d’origine, restée avec son mari pendant le terrible siège de la capitale tchétchène, Grozny, par les troupes de Boris Eltsine cet hiver. “La place du Kremlin est rouge du sang de nos enfants”, écrivait-elle notamment.

Dans ces mêmes colonnes, la mère d’une jeune infirmière russe tuée pendant les combats, vient de répondre à “ces vers qui méprisent toutes les règles poétiques” par un poème encore, dans lequel elle traite Alla Doudaëeva de “louve en fourrure de brebis”. Et cependant les intellectuels, écrivains et artistes de Russie, n’ont élevé qu’une faible voix face à cette intervention militaire qui, malgré le quitus donné à Moscou par la communauté internationale, est en train de modifier profondément l’immense pays encore dans les spasmes du post-soviétisme.

Contrairement à ce qu’avait pronostiqué la majeure partie de la presse occidentale au début de ce conflit sanglant, il n’y a pas eu de véritable mobilisation de masse antiguerre en Russie, et encore moins de sanctions contre les officiels qui ont pris la responsabilité de déclencher le massacre.

Le romancier Alexandre Kabakov, un des éditorialistes les plus écoutés et un des rares à avoir pris position sans ambiguïté contre la violente remise au pas de la Tchétchénie indépendantiste, y voit un véritable tournant historique: “Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, le pouvoir a montré qu’il se moquait éperdument de ce que pouvait dire ou penser l'”intelligentsia”. D’une certaine manière, on assiste à son “occidentalisation”: comme les dirigeants américains pendant la guerre du Vietnam, l’Etat russe dit aux intellectuels: “Ah, vous êtes contre? Eh bien allez-y!, soyez contre!, on ne va pas vous réprimer ainsi que le pouvoir soviétique l’avait fait avec les opposants à la guerre d’Afghanistan, parlez tant que vous voulez.” De fait, les mots n’ont plus de sens, même si cette guerre est monstrueuse, n’a aucune justification idéologique, ni religieuse, ni stratégique, ce n’est même pas une guerre coloniale, c’est une guerre “ethnique”, la première au monde à s’afficher comme telle avec autant d’arrogance. Dire qu’on rase une ville entière (Grozny, 370.000 habitants, ndlr) pour lutter contre les méfaits de la “mafia tchétchène” en Russie, c’est aussi convaincant que si, dans les années 30, le Département d’Etat américain avait décidé de bombarder la Sicile pour lutter contre Al Capone! Mais il y a un aspect “positif” à ce drame: désormais, l’Etat a prouvé qu’il était une structure fermée, impénétrable, et l’intellectuel russe, qui se percevait traditionnellement comme un atome en gravitation autour de l’Etat, peut couper tous les ponts avec lui. Quand le tsar bannissait jadis un Lermontov en Tchétchénie, il faisait malgré tout la guerre aux côtés des autres officiers russes. Ce type d’allégeance est maintenant impossible.”

En effet, seul l’écrivain ex-dissident Edouard Limonov, devenu ultra- nationaliste depuis son retour au pays, a publiquement salué l’intervention en Tchétchénie, adressant même une lettre ouverte grandiloquente au président Boris Eltsine dans laquelle il proclamait: “Cette fois, je suis avec toi!” (sic).

Mais, alors que l’extrême droite vociférait contre les “criminels caucasiens”, alors que Vladimir Jirinovski s’extasiait devant “la naissance d’une nouvelle armée russe sûre de sa force”, le discours officiel – avalisé tacitement par l’Occident – sur la nécessaire protection de l'”intégralité territoriale de la Russie”, a été finalement peu contesté. “Il est apparu que les intellectuels ici avaient une vision romantique de la démocratie et que cette guerre, qui nous a fait perdre la dernière chance de construire un Etat civilisé, a prouvé son manque total de substance”, affirme à Minsk (Belarus) l’écrivain Svetlana Alexievitch, auteur notamment d’un remarquable recueil de témoignages sur la campagne d’Afghanistan. “Nikolaë Berdiaëev (philosophe du début du siècle, ndlr) disait déjà que les intellectuels russes rêvaient plus qu’ils ne pensaient, poursuit-elle, et le retour en Russie d’Alexandre Soljenitsyne a montré que la seule “idée” faisant consensus était l’anticommunisme pétri de mauvaise conscience. J’étais à Moscou quand la guerre a commencé en Tchétchénie, et 80% des intellectuels avec qui j’ai parlé (je ne citerai pas de noms) m’ont affirmé que la Russie était en danger, qu’il y avait un complot pour la faire éclater… Ce conflit a fait resurgir une mentalité impériale qui n’épargne même pas les dissidents “historiques” partis à l’étranger, chez lesquels la nostalgie d’une “Grande Russie” prend des proportions surprenantes.”

Il est frappant d’entendre le romancier Vassili Axionov, rebelle de toujours, bon connaisseur des traditions caucasiennes, exilé aux Etats-Unis depuis seize ans, expliquer que “la Russie était terrorisée par la Tchétchénie”, que le président Djokhar Doudaëev était “un criminel affligé d’un complexe suicidaire à la David Koresh”, avant de reconnaître: “La Russie part en morceaux sous la pression du facteur ethnique, c’est un processus historique incontestable. Mais cela ne signifie pas qu’il faille ignorer que d’autres puissances poursuivent des intérêts énormes en encourageant ce processus, ni que le danger est de voir émerger de petits dictateurs fascistes ici et là. Il y aura peut-être dans l’avenir plusieurs Russies, c’est pour cela qu’il est nécessaire de prendre garde aux ambitions napoléoniennes.”

Comme si la conscience historique russe, si peu “coloniale” au sens classique du terme, n’arrivait pas à intégrer l’émergence d’un “fait national”, tchétchène ou autre.

Tandis que la Russie s’est installée dans l’horreur quotidienne mais lointaine du conflit – par exemple, une mère écrit dans un journal populaire que son fils tankiste a été tué à Grozny le 27 janvier, qu’elle l’a appris le 25 février, et que le 10 mars elle ne sait toujours pas où est son corps -, il y a eu finalement peu de polémiques publiques autour du drame tchétchène. Tout juste si le ministre russe de la Culture, Evgueni Sidorov, rappelle “un aspect pratiquement oublié de cette guerre, la destruction en Tchétchénie des musées et des théâtres, des monuments artistiques” appartenant au patrimoine russe…

Dans l’hebdomadaire Novoe Vremia, l’historien Evgueni Ikhlov a cependant répliqué énergiquement au célèbre metteur en scène Mark Zakharov, un proche du président Boris Eltsine qui avait comparé le nécessaire rétablissement de l'”ordre constitutionnel en Tchétchénie” (Moscou n’a jamais reconnu l’indépendance de cette République proclamée en 1991) à la réplique du Nord américain face au Sud sécessionniste. “Je ne vois aucune différence fondamentale entre les défenseurs de Grozny et ceux du ghetto de Varsovie en avril 1943”, a- t-il affirmé, en critiquant aussi l’ancien ministre des Finances, Boris Fiodorov. Celui-ci s’était prononcé non pas contre le principe de l’intervention armée mais en faveur de “frappes chirurgicales” plutôt que de bombardements massifs, reprenant ainsi le mythe d’une “guerre propre” que l’intervention des Alliés occidentaux contre l’Irak a tenté de promouvoir avec le succès que l’on sait.

“Certains, comme Boris Fiodorov, tentent le pari impossible de marier leur credo économique ultra-libéral au néonationalisme russe dont ils constatent la montée en puissance”, observe le philosophe Youri Afanassiev, recteur de l’Université des sciences humaines de Moscou: “La guerre de Tchétchénie a en effet cristallisé ce qui, à mon avis, est plus qu’un nationalisme, un véritable “intégrisme russe”, de même que l’on peut parler d'”intégrisme serbe” ou d'”intégrisme anglo-saxon”. C’est une illusion occidentale que de limiter la crispation fondamentaliste à l’islam. Mais ici le phénomène est d’autant plus grave que nous pratiquons à grande échelle le mythe en tant que réalité. De même que les Bolcheviks avaient violé la société pour imposer leurs mythes, le pouvoir d’Etat parle de “décriminalisation”, alors que plus de la moitié de l’économie nationale appartient à des circuits illégaux, et bien entendu l’idée-même de démocratie est disqualifiée. Je pense que ces mutations erratiques du post- soviétisme font aujourd’hui de la Russie la société la plus dangereuse, non seulement pour elle-même mais pour le monde entier.”

Cette prescience d’un danger inédit, effrayant, habite aussi le cinéaste Vitaly Kanievski qui, à Saint- Pétersbourg, préparait, quand la guerre en Tchétchénie a éclaté, une fable cinématographique à propos d’une base militaire soviétique où se concocte dans les années 50 une arme secrète si terrible que même les responsables n’imaginent pas ce qu’elle pourrait provoquer et préfèrent se saouler. “Que voulez-vous qu’intellectuels et artistes fassent contre cette guerre?, s’exclame-t-il. Un écrivain, un cinéaste, un penseur, chérit chaque vie humaine, chaque créature vivante, alors que les décideurs politiques se fichent d’en supprimer mille, dix mille, un million d’un coup. Cette histoire d'”ordre constitutionnel” en Tchétchénie est aberrante; aux Etats-Unis, si tu vis dans un Etat qui t’interdit de montrer ton cul en public, tu traverses la frontière et tu vas montrer tout ce que tu veux… Non, la guerre devient nécessaire quand les pécheurs ont accumulé tant de péchés que ça finit par exploser. Nous sommes en pleine apparition douloureuse d’un nouveau cycle historique, nous sommes devant un ouragan qui s’élève. En Russie, on a cassé un système étatique sans proposer aucun projet social cohérent en échange, sinon de dire aux gens: “Enrichissez-vous!” Mais la richesse crée la soif d’accumuler, la frustration… J’aime mon pays, je ne veux pas le voir s’enfoncer. Chacun de nous doit comprendre la nécessité de se régénérer.”

“Periroditsia”, en russe reprendre sa naissance, se régénérer si l’on veut. “Il faut que nous inventions une autre façon d’être intellectuel”, estime Svetlana Alexievitch. Y compris en assumant la fonction d'”expertise” indépendante, de contrôle critique d’un Etat toujours plus opaque, insaisissable?

Stanislav Govoroukhine, cinéaste et chantre du renouveau national russe – tout en mettant en garde contre des Vladimir Jirinovski -, a pris la tête de la commission parlementaire d’enquête sur les “événements” de Tchétchénie, mais reconnaît que la vérité est encore loin. Il n’en rejette pas moins la propagande officielle présentant cette République – où son fils a été récemment blessé alors qu’il tournait un film – comme un repaire de mafieux et vilipende l’Occident, “dont le rôle a été comme toujours entièrement négatif”.

Sur ce point au moins, la classe intellectuelle russe se retrouve d’accord, puisque même un “occidentaliste” comme Alexandre Kabakov constate que l’Occident “a une nouvelle fois manifesté son instinct de conservation suicidaire, en fermant les yeux devant la Tchétchénie”. Et d’interroger: “Mais pourtant l’apartheid, contre lequel la communauté internationale s’est mobilisée, aurait pu aussi être décrété “une affaire intérieure sud- africaine”!”

Les intellectuels russes seraient-ils alors victimes de la singularité de leur pays, otages d’un Etat sur lequel l’Occident, pour éviter de penser à de funestes lendemains, a hâtivement apposé l’imprimatur “démocratique”? Le silence sur le drame tchétchène serait-il le prix à payer pour que la communauté internationale, lors des commémorations à Moscou en mai prochain, reconnaisse enfin le rôle central qu’a joué la Russie contre le nazisme?

A Smolensk, ville de l’Ouest russe durement touchée par la Seconde Guerre mondiale, nous avons voulu poser la question à Oleg Ermakov, auteur d’un des plus beaux livres sur le conflit d’Afghanistan, la Marque de la bête. Il a finalement préféré se taire. “Tout cela le fait trop souffrir, a expliqué sa mère. Personne ne sait comme moi à quel point mon fils souffre.”

“Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, le pouvoir a montré qu’il se moquait éperdument de ce que pouvait dire ou penser l’intelligentsia. D’une certaine manière, on assiste à son “occidentali-sation”.” Alexandre Kabakov, romancier.

COHEN Bernard

Libération
CULTURE, lundi 10 avril 1995, p. 34-35

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