C’est en août 1991 que la Russie, jusque-là asservie, s’est peu à peu engagée sur la voie de la liberté. En prologue il y avait eu, en janvier 1991, les événements de Lituanie. L’immeuble du Parlement de Vilnius n’arborait-il pas, à côté du drapeau lituanien, les couleurs de la Russie ? Députés russes et lituaniens, anciens compagnons du Goulag, nous avons affronté côte à côte les chars soviétiques et avons fait nôtre ce vieux combat pour la liberté.
Par un hasard du destin, Sergueï Kovalev, Valeri Borchtchev et moi-même, tous trois décorés par la Lituanie reconnaissante, avons fait le choix de nous rendre à Grozny en décembre 1994, alors que Boris Eltsine, titulaire de la même médaille mais également président et chef des armées, se retrouvait au même moment au Kremlin, à son poste de commande.
Si notre choix était libre, le sien était déterminé par la raison d’Etat. En 1956 à Budapest, en 1968 à Prague, puis à Tbilissi, à Bakou, à Vilnius et, enfin, à Moscou en 1991, les chenilles des chars et la raison d’Etat ont, en vain, tenté d’écraser la liberté. Or il est grand temps que les dirigeants prennent conscience du caractère irremplaçable de la liberté.
Hélas, les rois sont faits par leurs courtisans. Au Kremlin, le Conseil présidentiel, siège de la fine fleur de l’intelligentsia moscovite, résolument opposé à l’emploi de la force en Tchétchénie, côtoie le Conseil de Sécurité, où le ton est donné par les ministres de la force publique.
Comme les aigles à deux têtes n’existent que sur les emblèmes, le commandant en chef des armées ne peut être assis entre deux chaises. Si, en son temps, Mikhaïl Gorbatchev s’était entouré de ceux qui allaient fomenter le putsch d’août 1991 : Iazov, Krioutchkov, Pougo et Ianaev, Boris Eltsine se retrouve, à l’heure actuelle, en compagnie de « durs » comme Egorov, Gratchev, Stepachine et Erine. Cette équipe n’a guère réalisé les conséquences de son choix. Aujourd’hui, une ville a été anéantie, l’armée a essuyé des pertes énormes, sans parler du sort subi par la population civile. Tôt ou tard, et il aurait fallu commencer par là, on en viendra à des pourparlers. Si les événements de Lituanie de 1991 ont été un prologue aux transformations démocratiques en Russie, la tragédie tchétchène est un avant-goût de ce qui nous attend. Pourtant les faits ont montré que le Soviétique moyen a plus de bon sens que le représentant de l’élite politique. Celle-ci, soucieuse de suivre la mode, a troqué l’uniforme communiste contre le costume de l’autoritarisme. Mais alors que les nouveaux bureaucrates russes tentaient de justifier ce coup de force en brandissant le danger de la mafia tchétchène, l’homme de la rue, lui, se prononçait contre cette guerre et ses instigateurs. C’est un facteur d’espoir ; il y en a un autre : l’action des « mères de soldats ». Et puis il faudrait rendre hommage au courage civique des journalistes, qui ont su faire éclater la vérité, sans se laisser berner par l’art du mensonge que maîtrisent si bien nos dirigeants.
A Grozny, cet enfer artificiel, j’ai rencontré de dignes représentants de l’espèce humaine. Comme Ousman, ce Tchétchène, qui nous a sauvé la vie, lorsque nous nous sommes retrouvés coincés entre un régiment russe et le palais présidentiel assailli par les tirs. A la nuit tombée, il nous a sorti du piège, en nous faisant passer par les arrière-cours, dans les brèches des maisons en flammes, nous couvrant de son corps pendant les bombardements et les tirs. Il nous a laissés dans la banlieue de Grozny, en nous souhaitant de « rester libres ».
Certains prétendent que cette indulgence affichée n’est qu’une ruse de la propagande de Doudaev. Dommage que nos ministres ne soient pas aussi « rusés ». Hommes d’Etat et président tentent de se persuader naïvement qu’ils s’agit d’un combat pour « l’intégrité de la Russie » contre Djokhar Doudaev, rebelle et séparatiste. Grozny n’est plus, Doudaev court toujours et voici que Chakhraï, « le rusé », propose de le rechercher en Ingouchie. Ils ont même décidé de s’adresser à Interpol. Iront-ils jusqu’en Estonie ?
Bon gré mal gré, l’opinion internationale comprend que la violation de la liberté d’un petit peuple se transforme en atteinte à la liberté de tous. Il est temps de cesser toute complaisance envers le mensonge et la violence sous prétexte qu’il s’agit d’une affaire intérieure russe. Il n’y aura pas de monde libre tant qu’un peuple, ou même un seul homme, est privé de liberté.
PAR MIKHAIL MOLOTSVOV