POUR MOSCOU, l’offensive de l’armée turque contre les bases du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) au nord de l’Irak tombe à point nommé. Engluée depuis quatre mois dans une guerre contre ses indépendantistes tchétchènes, la Russie, maintes fois critiquée par Ankara pour ses « atrocités » en Tchétchénie, est aujourd’hui trop heureuse de lui retourner le compliment en lui recommandant d’« éviter les pertes de civils innocents », estimant que l’opération turque « dépasse les limites ».

Ce nouveau tournant des affrontements entre Turcs et Kurdes, outre qu’il permet à la Russie de faire oublier la poursuite de sa sale guerre sur les contreforts du Caucase, pourrait, en fait, contraindre Moscou et Ankara à mettre un bémol à leurs tensions. « Real-politik » oblige.

Si l’époque soviétique avait été un moment exceptionnellement paisible pour les relations russo-turques, l’avènement, en 1985, de la perestroïka, qui sonnait pour l’Occident la fin de la guerre froide, allait précipiter les deux ennemis héréditaires, au passé jalonné par treize guerres, dans une nouvelle période de turbulence.

En 1994, alors que Moscou supporte de plus en plus mal les velléités d’Ankara de s’imposer dans une Asie centrale et une Transcaucasie, libérées de la domination soviétique, Ankara dénonce la politique impérialiste de sa rivale. En juin, le général Güres, alors chef d’état-major, vilipende la « menace sérieuse » que constitue « l’expansionnisme russe », et le premier ministre turc, Tansu Ciller, s’insurge contre « la tendance de la Russie à s’ériger en seul protecteur de la Transcaucasie contre le reste du monde ».

SUSCEPTIBILITÉ MALADIVE

Les intérêts en jeu ne sont pas que politiques. Une nouvelle réglementation turque limite, depuis juillet 1994, le passage des pétroliers russes par le détroit du Bosphore et des Dardanelles, une des principales voies d’acheminement des hydrocarbures russes depuis le port de Novorossiisk sur la mer Noire. La rivalité pétrolière se joue aussi en Azerbaïdjan. Cette ancienne république soviétique a signé en septembre 1994 un contrat pétrolier avec un consortium de compagnies occidentales, dont British Petroleum et Amoco, portant sur l’exploitation d’une réserve estimée à 4 milliards de barils. La grande inconnue reste pour le moment le trajet qu’empruntera le pétrole de Bakou. Sera-t-il acheminé par la Russie, via la Tchétchénie, ou par la Turquie, via la Géorgie ou l’Arménie ?

Tout, à Moscou, est prétexte au discours antiturc. Ainsi, la très nationaliste Pravda dénonçait en juillet 1994 « les hordes de paysans anatoliens en haillons » chargés des travaux de rénovation du siège de la Douma. « Pourquoi a-t-on fait appel à des Turcs, membres de l’OTAN, donc ennemis de la Russie, pour réparer nos bâtiments stratégiques alors que n’importe quelle société russe aurait fait l’affaire ?», interrogeait le journal.

La question de la représentation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans la capitale russe est un boulet de plus dans les relations entre les deux pays. Bravant la susceptibilité maladive des autorités turques sur tout ce qui a trait à la question kurde, Moscou abrite depuis 1993 une représentation du PKK.

En toute logique, la guerre en Tchétchénie aurait dû envenimer les choses. Pourtant, si la Russie accuse constamment Ankara de fournir armes et volontaires aux rebelles tchétchènes, les contacts entre responsables russes et turcs n’ont jamais été aussi fréquents que depuis le début de l’intervention militaire russe. Tandis que le ministre turc de l’intérieur, Nahit Mentese, affirmait, lors d’un séjour à Moscou, en février, que la guerre en Tchétchénie « était une affaire intérieure de la Russie », Sergueï Stepachine, le chef du contre-espionnage russe, déclarait, un peu plus tard à Ankara, que « la Russie ne saurait permettre sur son sol aucune activité terroriste susceptible de mettre en péril l’intégrité territoriale de la Turquie ». Ces échanges d’amabilité ont été scellés par un accord entre les services secrets des deux pays sur la coopération en matière « de lutte contre le terrorisme ». L’opinion publique turque, forte d’une communauté de 15 millions de personnes originaires du Caucase, a bien essayé de se mobiliser pour soutenir les « frères tchétchènes ». Mais c’est sans ménagement que les forces de l’ordre ont réprimé une manifestation organisée à Istanbul par des Turcs d’origine tchétchène. Devant l’indignation générale, on limogea le responsable des forces de l’ordre : « Je croyais que c’était encore des Kurdes, je ne pouvais pas savoir qu’ils étaient Tchétchènes », expliqua ce dernier pour se justifier.

DE NOMBREUX POINTS COMMUNS

Les deux pays n’ont pas que des contentieux. De nombreuses sociétés turques, notamment les spécialistes du bâtiment Enka et Alarko, sont aujourd’hui bien implantées en Russie. Elles ont bénéficié de nombreux marchés de rénovation de bâtiments officiels dans la capitale russe, dont la remise à neuf de la « Maison Blanche » détruite en octobre 1993 lors de la rébellion des parlementaires. D’autre part, les ventes d’armes russes sont nécessaires à la Turquie, qui, depuis 1993, a intensifié sa guerre contre la minorité kurde du Sud-Est anatolien, soupçonnée de soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Les deux pays ont, en plus, bien des points communs, notamment dans cette manière, bien à eux, de souffler le chaud et le froid dans leurs relations avec les démocraties occidentales : tandis que la Russie, à la veille de la signature de l’accord de partenariat commercial avec l’Union européenne et de l’attribution d’un important crédit du FMI, envoie 40 000 soldats en Tchétchénie, la Turquie a pour sa part attendu la confirmation du projet d’union douanière avec l’UE pour lancer une offensive de grande envergure contre le PKK.

Mais si la Turquie offre à l’Europe le visage d’une démocratie de plus en plus présentable, elle sait aussi habilement jouer sur la fibre nationaliste en Transcaucasie. Ainsi le colonel Türkes, chef de l’organisation d’extrême droite « Les loups gris », est de tous les voyages de M. Demirel, le président turc, en Azerbaïdjan. En Asie centrale et dans les républiques musulmanes de la Fédération de Russie, Ankara joue la carte turcophone. Ainsi, des imams turcs sont régulièrement envoyés par le Refah (Parti de la prospérité, de tendance islamiste) en Bachkirie, une petite République de la Fédération de Russie, peuplée de musulmans.

Une nouvelle donne se dessine actuellement en Transcaucasie, notamment en Azerbaïdjan et en Arménie. Encouragées par la mise à l’écart du parti nationaliste arménien Dachnak, la Turquie et l’Arménie esquissent un semblant de rapprochement. Alors qu’aucune solution n’est en vue dans le conflit du haut Karabakh, cette enclave située en Azerbaïdjan mais peuplée en majorité d’Arméniens, l’acheminement du pétrole de Bakou par le territoire arménien pourrait, estiment certains, constituer une monnaie d’échange à la restitution par les Arméniens des territoires qu’ils occupent en Azerbaïdjan.

Les relations entre la Turquie et l’Azerbaïdjan « deux Etats, une nation », dit-on ont pris une tournure inattendue. Si l’Azerbaïdjan vient de satisfaire la Turquie en lui cédant 5 % de sa part dans le consortium pétrolier, l’arrestation récente d’un citoyen turc impliqué dans la tentative de coup d’Etat perpétrée à Bakou en mars 1995 pourrait assombrir les relations entre les deux pays frères. La presse turque soutient qu’il s’agirait d’un proche de M. Demirel. « Y a-t-il un problème entre l’Azerbaïdjan et nous ? », interrogeait récemment le quotidien turc Milliyet. Du pain bénit pour Moscou.

MARIE JEGO

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