« Navrantes, indécises, héroïques, inutiles » : c’est ainsi qu’un général russe qualifiait, il y a cent cinquante ans, les déjà longues années de guerre menées par son pays dans le Caucase du nord. Or, la connaissance de l’Histoire ne semble pas être le fort des dirigeants actuels du Kremlin, qui clament de nouveau victoire en Tchétchénie. Après la chute du palais présidentiel de Grozny en janvier, puis celle de la capitale elle-même un mois plus tard, c’est la prise des deux autres villes principales de la petite République, Goudermès, jeudi 30 mars, et Chali, vendredi 31 mars, qui vient d’être annoncée par le commandement russe. Celui-ci affirme désormais « contrôler » 80 % du territoire tchétchène et annonce même « la fin de la phase active des combats ».
En réalité, les troupes russes n’ont plus mené de « combats » en Tchétchénie depuis janvier : elles se contentent d’occuper des ruines, là où leurs bombardement d’aviation et d’artillerie ont d’abord fait place nette pour les « vainqueurs ». Dans les montagnes du sud, où les blindés ne peuvent pénétrer, des avions lâchent roquettes et bombes, y compris sur des camps de réfugiés. Tous ces bombardements sont désormais occultés par les médias russes. Les télévisions, « privées » ou non, ne filment plus que les arrières russes et citent les seuls communiqués officiels. Ceux-ci ne parlent, éventuellement, que de bombardements contre « les concentrations des forces de Doudaev » et démentent que des cibles civiles soient visées…
DES « UNITÉS D’AUTODÉFENSE »
Mais le « contrôle » que Moscou affirme exercer en territoire « nettoyé » est sujet à caution. Officiellement, les villages tchétchènes sont de plus en plus nombreux à passer des accords avec les forces russes, qui promettent de cesser les pilonnages s’ils forment des « unités d’autodéfense » pour chasser les « combattants » du président indépendantiste Djokhar Doudaev. En réalité, il s’agit dans beaucoup de cas de mystifications que les Russes acceptent pour sauver la face.
Ce sont, en effet, les combattants tchétchènes eux-mêmes qui s’inscrivent sur les listes de membres des groupes d’autodéfense remises aux autorités militaires russes. Dans un cas au moins, des villageois ont même reçu des armes des Russes pour former leur groupe. Dans un autre, l’émissaire du gouvernement installé à Grozny (théoriquement pro-russe mais formé de Tchétchènes), revenu dans son village pour dresser la liste réclamée en haut-lieu, est allé lui-même dans les forêts avoisinantes persuader les jeunes maquisards locaux de s’enrôler…
Car l’armée russe, qui ne manquerait certes pas de munitions pour raser toutes les localités du pays, manque d’hommes capables d’entrer dans celles-ci (au risque de subir des pertes) et de les occuper toutes. Mais même à Grozny, comme dans les régions du nord théoriquement « pro-russes », les problèmes ne font que commencer. Un corps de policiers tchétchènes est certes en cours de constitution, mais les Russes, à juste titre méfiants, ne leur donnent pas d’armes. Des altercations ont déjà eu lieu entre policiers tchétchènes et forces de police spéciale russes, qui tentent de s’opposer au retour de plus en plus massif des réfugiés tchétchènes à Grozny.
Un retour que Moscou a été contraint d’autoriser afin de trouver des bras pour la « reconstruction » des ruines, mais qui menace à terme sa présence armée. A moins que le Kremlin n’écoute, encore une fois, la solution préconisée par Vladimir Jirinovski, récemment promu en grade par l’armée pour services rendus à la Patrie : ne pas recontruire Grozny et en faire un champ d’exercice militaire pour d’autres guerres urbaines….
SOPHIE SHIHAB