Cette réflexion n’a pas abouti, pour l’instant, à un changement de cap. M. Clinton a réaffirmé, début mars, que M. Eltsine reste le président démocratiquement élu de la Russie, et qu’il serait mal venu de la part des Etats-Unis de modifier les règles du jeu « lorsque les choses ne vont pas comme on veut ». Mais la pression s’est clairement accrue sur la Maison Blanche, qui n’a toujours pas décidé si le chef de l’exécutif américain honorerait ou non de sa présence les cérémonies, à Moscou, du 50 anniversaire de la victoire alliée sur les nazis (lire ci-dessous).
La charge la plus offensive a été récemment lancée par le sénateur Robert Dole, candidat à la nomination républicaine pour l’élection à la Maison Blanche : « De même qu’il était erroné de ne soutenir que Gorbatchev en 1991, a-t-il déclaré, il est erroné en 1995 d’ignorer le fait que le président Eltsine a commis de graves erreurs, a pris la voie de l’autoritarisme et a perdu le soutien politique de la quasi-totalité des réformateurs russes ». La ligne « Russie d’abord », puis « Eltsine d’abord », à laquelle se tient, selon M. Dole, l’administration Clinton l’a empêchée de se faire l’interprète « des préoccupations américaines avant que des milliers de gens ne soient massacrés en Tchétchénie ».
« ALTERNATIVE »
Car c’est bien la faiblesse de la réaction américaine à la crise tchétchène qui a suscité les critiques les plus dures, d’autant plus que les engagements de modération pris par Andreï Kozyrev, ministre russe des affaires étrangères, lors de ses derniers entretiens avec son collègue américain, Warren Christopher, à la mi-janvier à Genève, sont restés lettre morte. Sur ce malaise sont venues se greffer d’autres difficultés dans les relations bilatérales, comme l’opposition ouverte et répétée de Moscou à l’élargissement de l’OTAN et surtout la vente d’armes et de technologie nucléaire par la Russie à l’Iran. Ce dernier point a provoqué l’ire du redouté Jessie Helms, président de la commission des affaires étrangères du Sénat, pour lequel l’aide à la Russie doit répondre aux intérêts américains et dont la position tient en une phrase : « Je me fiche de la Russie, à moins que ce soit bon pour l’Amérique. »
Les critiques ne viennent pas seulement du camp républicain, elles émanent parfois aussi d’alliés de l’administration, comme Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président Carter pour la sécurité nationale. « Eltsine n’est pas un vrai leader démocratique », a récemment lancé M. Brzezinski ; « il faut cesser de flatter les Russes et de nourrir leurs ambitions de grande puissance. » Pour David Kramer, expert à la Fondation Carnegie, l’administration américaine « a exagéré et surestimé, l’an dernier, les relations d’amitié qu’elle avait forgées avec la Russie. En septembre, des zones de désaccord importantes, comme les ventes d’armes à l’Iran, étaient déjà apparues ; mais l’administration a été trop prompte à les balayer sous le tapis ».
Dans ce climat, une petite phrase, prétendûment lâchée par le secrétaire d’Etat américain devant le chef de la diplomatie italienne, Susanna Agnelli, a fait spéculer sur un virage : « Peut-être le monde devrait-il chercher une alternative » au président Eltsine, aurait dit M. Christopher, selon le New York Times. Mais outre que l’administration s’est empressée de prendre ses distances avec ce compte rendu, la réalité, c’est que les détracteurs les plus féroces sont bien en peine d’avancer une alternative.
Un pays qui a envoyé son armée en Haïti pour rétablir un président démocratiquement élu ne peut pas subitement cesser de traiter avec le président Eltsine, pas plus qu’il ne peut refuser de parler avec M. Kozyrev, aussi ambigu soit-il devenu. M. Christopher le rencontrera d’ailleurs de nouveau dans deux semaines en Europe. Les démocrates Egor Gaïdar et Grigori Iavlinski sont respectés aux Etats-Unis, mais sans pour autant être actuellement considérés comme des alternatives. L’administration, qui place son espoir dans le processus électoral et souligne le rôle positif de la presse russe a, en fait, élargi ses contacts au-delà de M. Eltsine par la relation privilégiée qu’a établie le vice-président, Al Gore, avec le premier ministre russe, Viktor Tchernomyrdine, mais elle continue à se voir reprocher de ne pas avoir noué plus de contacts au niveau régional et dans le monde des affaires.
Le Pentagone, pour sa part, rappelle que les enjeux de sécurité, particulièrement nucléaire, fournissent d’excellents arguments pour garder le cap avec la Russie. L’ex-URSS abrite toujours quelque 30 000 têtes nucléaires, des centaines de tonnes de matière fissile et plusieurs dizaines de milliers de tonnes d’armes chimiques ; l’ambassadeur russe à Washington, Iouli Vorontsov, dont le ton est si évocateur de la guerre froide qu’un diplomate américain de haut rang l’appelle « l’ambassadeur soviétique », laisse planer le doute sur la ratification par la Douma de START II, le traité de réduction des armes nucléaires signé en 1993. « Les changements révolutionnaires dans l’ex-URSS sont loin d’être achevés, comme l’a montré la Tchétchénie », soulignait récemment Ashton Carter, un haut responsable du département de la défense. De ce point de vue, « une Russie fragmentée constitue une menace bien plus grande pour notre sécurité », ajoute une de ses collègues du Pentagone, Elizabeth Sherwood. Autre argument avancé par Mm Sherweood : « La Tchétchénie a montré que l’armée russe, malgré ses faiblesses, ne s’est pas totalement effondrée. Les militaires russes ont jusqu’ici maintenu leur capacité nucléaire à un niveau de préparation suffisant. »
Sur le dossier bosniaque, sur celui de l’élargissement de l’OTAN, l’Amérique a encore besoin de ménager Moscou. L’administration Clinton s’est vue finalement confortée par des éditoriaux du New York Times et du Washington Post approuvant le soutien au président Eltsine… même s’ils souhaitent ce soutien nettement plus critique.
SYLVIE KAUFFMANN