« Des nouveaux riches, il y en a partout, mais d’où vient tout cet argent ? Je n’en sais rien… En tout cas, ce ne sont pas les retraités et les familles qui en profitent ! » Ilona, ancienne employée du textile, ne veut pourtant pas revenir en arrière. Elle a vécu la déportation, un demi-siècle d’occupation soviétique, le bonheur de l’indépendance recouvrée, le 20 août 1991, mais, à soixante-quatre ans, dans son petit appartement de la banlieue de Tallinn, elle constate, simplement, qu’elle n’arrive pas à joindre les deux bouts.

A des degrés divers, les hommes politiques en conviennent : la thérapie de choc administrée depuis l’indépendance et l’introduction en 1992 de la monnaie nationale le kroon , basée et maintenue sur une parité stable avec le deustchemark (1 mark = 8 kroons), ont eu quelques conséquences désagréables. Les personnes âgées et les jeunes familles ne sont pas les seuls mécontents. Les paysans grognent également, leur niveau de vie baisse et ils réclament le rétablissement de droits de douane pour freiner les importations de céréales étrangères.

La politique de réformes a été menée tambour battant par une coalition conduite par le parti Pro Patria du premier ministre, Mart Laar (trente-quatre ans), contraint à démissionner à l’automne dernier à la suite d’une sombre affaire de trafic de vieux roubles. Poursuivie par Andres Tarand, elle a pourtant donné des résultats incontestables. Si les statistiques laissent encore à désirer, il est clair qu’en matière de réformes économiques, de privatisations, de garanties données aux investisseurs étrangers, l’Estonie tient la tête du peloton. Ne vient-elle pas de conclure un accord d’association avec l’Union européenne qui ne prévoit, fait unique, aucune période de transition ? « C’est l’événement le plus important depuis notre indépendance », souligne Jüri Luik (vingt-huit ans), le ministre des affaires étrangères. Pour 1995, la croissance du revenu national est estimée à environ 5 %, les investissements étrangers augmentent, le kroon se tient bien, le taux de chômage officiel est de l’ordre de 2 %, et l’inflation annuelle oscille entre 40 et 45 %. Trop sévère, la « thérapie de choc » à l’estonienne ? Si elle ne paraît pas être fondamentalement remise en cause par les partis en présence à la veille des élections législatives du dimanche 5 mars, elle sera sans doute ralentie.

JEUNES MINISTRES

Trente et un partis au total se présentent, dont le minuscule Parti des royalistes, à la recherche d’un candidat au trône. De l’avis général, l’alliance du Parti de la coalition et de l’Union rurale, emmenée par Tiit Vahi, premier ministre pendant neuf mois avant les premières élections libres de 1992, et le populaire Arnold Rüütel, ancien président du Soviet suprême (mais si peu communiste) et rival malheureux de Lennart Meri à la dernière élection présidentielle, devrait arriver en tête.

Quant au futur gouvernement, il ne devrait plus être composé de « gamins », talentueux et nationalistes, comme Mart Laar, Jüri Luik et d’autres ministres âgés d’une trentaine d’années, mais fera appel à des hommes un peu plus expérimentés. Sans doute aussi cette coalition fera-t-elle davantage de « social », quitte à écorner le sacro-saint équilibre budgétaire, et les Estoniens attendent de leurs dirigeants qu’ils accentuent, aussi, la lutte contre la criminalité. Les rues de certains quartiers de Tallinn (480 000 habitants) sont déconseillées la nuit : les agressions et les vols de voitures, qui prennent immédiatement la direction de la Russie, se multiplient, les règlements de compte sont souvent sanglants. En 1994, on a dénombré plus de 400 meurtres et assassinats. « C’est un véritable problème, reconnaît un fonctionnaire du ministère de l’intérieur, mais que les Baltes ne peuvent pas régler tout seuls. Une bonne partie de cette criminalité organisée est téléguidée par les mafias de Russie et se trouve au sein de la communauté russophone d’Estonie. Il nous faut en venir à bout, sinon c’est notre indépendance qui s’en trouvera compromise. »

Depuis le départ des troupes russes, le 21 août 1994, les rapports entre la communauté russophone (Russes, Ukrainiens et Biélorusses), qui représente plus de 32 % de la population, et les Estoniens se sont améliorés. Des dizaines de milliers d’entre eux ont, déjà, choisi la nationalité estonienne. Beaucoup d’autres apprennent la langue pour réussir le test requis et placent leurs enfants dans des crèches ou des écoles baltes. Dans certaines entreprises, des cours d’estonien sont dispensés.

Il n’en va pas de même dans les relations entre Tallinn et Moscou. Au litige frontalier qui oppose les deux pays s’est ajoutée l’« affaire tchétchène ». A la mi-février, le Parlement de Tallinn a, en effet, adopté une résolution condamnant l’intervention russe et demandant au gouvernement de reconnaître « aussi vite que possible » l’indépendance de la Tchétchénie… Un texte trop dur, imprudent ? « Non, estime, Mart Helme, au ministère des affaires étrangères. La Russie a signé des conventions et des traités sur le respect des droits de l’homme. Comme les autres pays, elle a des obligations et nous ne voyons pas pourquoi on devrait passer l’éponge parce qu’il s’agit de Moscou ! Vous savez, nous les connaissons bien : si la réaction de la communauté internationale n’est pas immédiate et claire, les Russes pensent qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Partout. »

Comme on pouvait le prévoir, Moscou a répliqué vivement et accusé les Estoniens d’ingérence inadmissible dans les affaires intérieures de la Russie. Pour l’heure, ces rapports bilatéraux sont donc pour le moins frais. Et la tâche de la nouvelle équipe en place à Tallinn, à l’issue des élections de dimanche, sera notamment de reprendre langue avec Moscou. Les « gamins » ont bien travaillé, mais peut-être n’avaient-ils pas assez d’expérience.

ALAIN DEBOVE

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