LA guerre en Tchétchénie se poursuit. La fin de cette tragédie, commencée le 26 novembre 1994, est encore loin. L’aveuglement de l’Occident à l’égard de ce qui s’est passé, la naïveté des explications et des positions adoptées par la majorité des gouvernements sont stupéfiants. Ils ne comprennent pas que la Tchétchénie n’est pas un problème local. Parler à ce propos de « problèmes de la Russie » est un symptôme dangereux.

Ce fut une erreur impardonnable que d’accepter les motifs invoqués par la direction du Kremlin : Boris Eltsine et ses proches collaborateurs du Conseil de sécurité, en envoyant l’armée en Tchétchénie, ne se sont pas inquiétés du « maintien de l’intégrité de la Fédération de Russie », ni de « la garantie du respect de la Constitution », ni même du « désarmement des formations illégalement armées ».

Or ces questions existaient et étaient très sérieuses. Si une véritable raison avait poussé le pouvoir dans cette aventure guerrière, cela eût été en fait le désir de régler ces problèmes. Le pouvoir n’aurait pas alors perdu trois années entières, pendant lesquelles il n’a rien entrepris de sérieux, sauf de donner à Doudaev la liberté d’agir. Il se serait dès le début exercé, puis aurait privilégié les méthodes politiques. Car il est évident, pour toute personne sensée, que les forces employées, l’envoi de l’armée et l’inévitable effusion de sang ne font que compliquer la situation, redoubler les problèmes (qui exigeaient des décisions) et en créer de nombreux autres. La véritable raison fondamentale si odieusement cynique soit-elle a été avouée par le secrétaire du Conseil de sécurité, Oleg Lobov, au président de la commission de la défense de la Douma d’Etat, Sergueï Iouchenkov : « Le président avait besoin d’une petite guerre victorieuse pour réhausser sa position dans les sondages. » On se demande alors pourquoi la cote d’Eltsine est tombée si bas : selon les derniers sondages, seulement 8 % des Russes lui font encore confiance. Il n’y a qu’une seule réponse possible : la popularité d’Eltsine lors de son élection en janvier 1992 s’est effondrée.

L’Occident n’a pas vu, ne voit pas que c’est la politique d’Eltsine qui menace la stabilité de la Russie

La liquidation de l’URSS n’a pas conduit à une amélioration du bien-être des Russes, comme prévu, mais à leur paupérisation, au pillage de la Russie. La réforme économique, menée avec des méthodes de cow-boy, selon les schémas simplistes du FMI, a bien évidemment échoué. Oui, le pays évolue vers le marché, mais les conséquences en sont terribles. Et quand il s’est révélé que le pays allait vers l’impasse, des dissensions sont apparues à l’intérieur des structures du pouvoir, qui se terminèrent par l’assaut du Parlement, suivi des élections pour la plupart « orientées » et de l’adoption de la Constitution, qui régla le problème de la division du pouvoir en faveur du président.

C’est cet enchaînement des faits qui conduisit à la guerre en Tchétchénie et anéantit la confiance des Russes. Aujourd’hui, en Russie, au pouvoir, il n’y a pas de réformateurs qui seraient dans l’erreur ; le pouvoir est aux mains de la nomenklatura des bureaucrates, prêts à maintenir leurs positions à tout prix. Ils en ont d’ailleurs déjà fait la preuve par une série de décisions aventureuses et irresponsables. Toutes les autres hypothèses inventées pour expliquer ce qui se passe [en Tchétchénie], sont fausses.

La réaction de l’Occident a paru contradictoire et inadéquate. Les gouvernements s’y sont bornés à une prise de position formelle (« La Tchétchénie est une affaire intérieure russe »), alors qu’il était évident, dès le début, qu’il ne s’agissait pas seulement d’une violation de droit d’individus isolés, mais de celle des droits de tout un peuple, et qu’un véritable massacre avait commencé. Il est vrai que la Tchétchénie n’est pas assujettie au droit international, mais les méthodes employées par Moscou pour essayer de régler cette crise sans recourir aux instruments politiques sont inadmissibles, selon toutes les normes démocratiques reconnues par la Russie.

L’Occident a commis une erreur évidente d’appréciation des événements, mais il est important de comprendre les origines de ce mauvais calcul. Il veut une Russie stable. Ce qui est compréhensible, puisque l’instabilité de la Russie serait source de malheur pour tout le monde. Mais l’analyse faite en Occident, par la plupart des gouvernements, souffre d’« idéologisme ». Pour l’Occident, Eltsine est le héros de la « fin du communisme », et cela semble suffisant pour fermer les yeux sur tout le reste.

Il est indispensable de rejeter l’idée selon laquelle le pays doit passer par une phase autoritaire pour sortir du chaos

L’Occident n’a pas vu à temps et continue de ne pas voir que c’est justement la politique d’Eltsine qui menace la stabilité de la Russie, divise la société et augmente les tensions. Le président et le pouvoir, qui ont perdu tout soutien du peuple ne peuvent pas être à l’origine de la stabilité. Ce qui explique que le pouvoir s’enfonce de plus en plus franchement dans l’autoritarisme.

La Tchétchénie a été le prétexte pour intimider tout le monde : la presse libre, l’opposition, les Républiques de la Fédération de Russie, tous ceux qui avaient encore foi en la démocratie. Ce n’est pas un hasard si, dans cette aventure, Jirinovski est apparu comme un proche d’Eltsine. Cela prouve en fait que l’alternative qu’Eltsine avait présentée à l’ Occident « ou moi, ou Jirinovski » était une supercherie. Si Jirinovski n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer pour Eltsine. Il en a peut-être été ainsi. Et l’Occident a avalé cette couleuvre.

Maintenant la situation se fait menaçante. Et les Russes doivent, avant toute chose, lui trouver une issue. Je considère qu’il est indispensable de rejeter l’idée qui trouve ses partisans jusque chez les démocrates, désespérés par leur échec selon laquelle le pays doit passer par une étape autoritaire pour sortir du chaos et éviter sa propre désagrégation. Au contraire, sauver la démocratie, c’est sauver la Russie. Et c’est pourquoi il est indispensable de faire tout ce qui est possible pour ne permettre à personne de sortir des rails de la Constitution et pour que les élections aient lieu à la date fixée. Lors de son allocution au Parlement, Eltsine s’en est fait un devoir. Mais la phrase sur la nécessité des élections fut rajoutée au texte au dernier moment. Ce qui signifie qu’« ils » avaient envisagé d’autres cas de figure. Et il pourrait venir à l’esprit de certains de faire chanter la société en proposant de ne pas organiser d’élections qui pourraient ouvrir la voie aux revanchards.

Eltsine avait déjà promis de fixer l’élection présidentielle à l’été 1994. Puis il a oublié cette promesse. La majeure partie des engagements qu’il avait pris lors de sa première intervention au Parlement, il y a un an, sont restés sans suite. Mais il est évident que si Eltsine diffère, sous un prétexte quelconque, les élections, alors il ne pourra plus convaincre personne de ses aspirations démocratiques, ni en Russie ni en Occident. Il reste encore la possibilité d’organiser des élections par un décret présidentiel, selon des règles instituées par le pouvoir exécutif et sous le contrôle rigoureux des instances présidentielles, en usant du monopole de la télévision et de toutes les méthodes employées en décembre 1993.

Toutefois, je reste persuadé que les électeurs ne tomberont plus dans le piège du populisme et de la démagogie. Les gens ont connu ce régime, ils en ont l’expérience. Aucun arrangement, aucun contrôle de la télévision n’aideront ceux qui aujourd’hui se trouvent au pouvoir à éviter la défaite. Ce qui est important, c’est que les élections aient lieu. Et c’est là que le rôle et la position de l’Occident, dans son soutien des procédures démocratiques et ses condamnations de toute manoeuvre visant à restreindre la libre expression des électeurs, prennent toute leur importance.

Les Russes devront bientôt se prononcer. Si l’Occident veut vraiment la stabilité en Russie, il doit déclarer sans équivoque son soutien à la démocratie et comprendre que seules d’authentiques élections libres créeront les conditions nécessaires à son maintien et à son évolution à long terme, dans l’intérêt de tous.

PAR MIKHAIL GORBATCHEV

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