A première vue, Boris Eltsine semble avoir amorti les premiers chocs de son opération en Tchétchénie : malgré la chute de sa popularité, il a gardé le pouvoir; aucun “effet domino” n’a eu lieu dans le Caucase du Nord; le Tatarstan et les autres Républiques musulmanes de Russie restent calmes, et, à l’instar du monde entier, les nouveaux Etats indépendants turcophones de l’ex-URSS se gardent de toute “ingérence dans les affaires intérieures” de la Russie. La crise du pouvoir à Moscou reste pourtant flagrante, et “l’intégrité territoriale” de la Russie toujours menacée.
L’avancée des chars russes vers Grozny, freinée par les populations des Républiques d’Ingouchie et du Daghestan solidaires des Tchétchènes, a provoqué des manifestations de protestation dans d’autres Républiques musulmanes de Russie, ainsi que la mobilisation de dizaines de volontaires, prêts à se battre aux côtés des indépendantistes du Caucase du Nord. Mais sans que cela ne puisse modifier le rapport de forces : en résistant seuls aux attaques de l’armée russe, les Tchétchènes ont, une fois de plus, montré leur spécificité parmi les quelque 20 millions de musulmans qu’englobe la Russie. Comme, en 1991, lorsqu’ils furent les seuls, dans la foulée de la désintégration de l’URSS, à proclamer leur indépendance.
MESURES RÉPRESSIVES
Le président, Djokhar Doudaev, promettait alors à Moscou une “deuxième guerre du Caucase”, qui, comme au XIX siècle, soulèverait les peuples montagnards et musulmans de la région contre l’armée russe, au cas où celle-ci se risquerait à tenter une reconquête de la Tchétchénie. Au Kremlin, il est de mise désormais de s’en gausser et d’affirmer que “la deuxième guerre du Caucase n’aura pas lieu”. Mais, sur place, les dirigeants, installés en règle générale depuis l’époque communiste, sont plus inquiets.
La présence de communautés russes nombreuses, majoritaires, au moins dans les villes, ainsi que les contradictions toujours savamment entretenues entre les différents peuples autochtones locaux, ne suffisent apparemment plus à y garantir la stabilité. Ces chefs locaux ont recours, depuis l’entrée des troupes russes en Tchétchénie, à des mesures répressives telles que l’interdiction de tout rassemblement et l’arrestation des contrevenants, alors que les médias y sont plus que jamais sous contrôle et les services de sécurité en éveil constant. Car les Tcherkesses, Adyguéens, Abkhazes ou Kabardes, descendants de ces Circassiens, dont une bonne moitié fut massacrée et exilée au Proche-Orient au XIX siècle par l’armée tsariste, se sentent liés aux Tchétchènes par l’histoire. Pour l’instant, les présidents de ces Républiques, sous la pression de l’opinion, ont dû faire marche arrière dans leur soutien public à l’opération russe. Car ces peuples montagnards du Caucase, tout en menant une vie publique semblable en tous points à celles de leurs compatriotes russes, rêvent d’indépendance. Dans les hôpitaux d’Ingouchie qui abritent des victimes des bombardements russes, on affirme aux visiteurs : “Tous les musulmans du Caucase prient désormais pour que vienne le jour de la revanche.”
Au Tatarstan, République située au coeur de la Russie et dont la population musulmane est à peine majoritaire, les partis “indépendantistes” se désolent du peu de soutien public à leurs lointains frères tchétchènes. Mais ils affirment aussi comprendre la prudence de leur président Mintimer Chaïmiev, qui, tout en condamnant publiquement le recours à l’armée en Tchétchénie, s’est rendu en janvier dernier auprès de Boris Eltsine pour entendre le président russe lui promettre de ne pas remettre en question le traité bilatéral russo-tatar. Signé il y a un an, ce traité accorde au Tatarstan plus d’autonomie qu’aux autres Républiques et régions non “ethniques” de la Russie.
En pleine période préélectorale, l’organisation fédérale de la Russie flottait toujours en plein désordre, chaque République réclamant son traité bilatéral, déjà accordé à deux autres Républiques en plus du Tatarstan. Ceux qui ont décidé l’intervention en Tchétchénie le savaient bien : frapper la Tchétchénie, qui aurait pu se satisfaire d’un “modèle tatar”, était un préalable pour réduire les prétentions du Tatarstan et ôter tout espoir à ceux qui aspiraient au même statut.
“PARADES DE SOUVERAINETÉ”
En décembre, le président de la Douma, Ivan Rybkine avait d’ailleurs publiquement menacé “le Tatarstan, la Bachkirie ou, si besoin est, la région de Voronej” d’une opération de “restauration de l’ordre constitutionnel” semblable à celle lancée contre les Tchétchènes. L’opération n’ayant pas été bouclée, comme prévu, en deux semaines, Ivan Rybkine dut s’excuser publiquement pour ses propos devant le président Chaïmiev. Et ce dernier, comme ses collègues ingouche, bachkir, tchouvache, yakoute ou touvien, a continué de permettre à ses propres sujets de ne pas aller faire la guerre en Tchétchénie, malgré des oukazes contraires de Boris Eltsine.
Ainsi, loin de mettre fin aux “parades de souveraineté” que les maîtres successifs du Kremlin dénoncent depuis des années, la guerre en Tchétchénie risque encore de pousser les “allogènes” de Russie, en grande majorité musulmans, plus loin dans la résistance. Il s’agit désormais pour eux de se protéger d’un pouvoir qui vient de montrer à Grozny tout à la fois sa sauvagerie et son incompétence.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
mercredi 1 mars 1995, p. 2