En revanche, dans les capitales occidentales, on comprend le président russe à demi-mot, ce qui montre que la langue de la Realpolitik et la Novalang appartiennent au même groupe linguistique: pour le secrétaire d’Etat des Etats-Unis, la boucherie de la Tchétchénie est “une affaire intérieure de Russie”. Le chancelier de la RFA a appelé les Allemands à avoir de la compréhension pour les exploits sanguinaires de son “ami” moscovite en tenant compte de la situation délicate de ce dernier. La France, s’étant à peine assise dans le fauteuil présidentiel de l’Union européenne, s’est empressée d’expliquer à ses collègues pourquoi la condamnation verbale du Kremlin ne devait aucunement s’accompagner de sanctions politiques ou économiques.
La Russie reste toujours persona grata du club euro-américain, on l’invite à faire une promenade dans “l’espace européen des droits de l’homme” et ensuite à y rester. Pourquoi pas? “La brebis égarée” est plus chère que les autres. Le secrétaire général de l’Otan a exprimé la réaction de l’Occident aux événements de Tchétchénie d’une façon lapidaire toute militaire: “conjoncture d’un instant”. C’est-à- dire, du point de vue militaire, quelque chose d’infiniment petit et nul au point de vue moral et juridique.
Si les hommes politiques occidentaux qui aiment tant montrer leur érudition daignaient étudier l’histoire de la Russie et de ses voisins caucasiens, ils comprendraient que la “conjoncture d’un instant” d’aujourd’hui est l’apogée d’une lutte de près de deux cents ans du peuple tchétchène pour la liberté et l’indépendance, pour la culture nationale et pour son originalité. Ils comprendraient que l’extraordinaire héroïsme des combattants tchétchènes est un héritage de cette résistance héroïque qui a laissé une trace très profonde dans l’histoire de la culture russe et ukrainienne. Que ces gens prennent la peine de lire ne serait-ce que Alexandre Pouchkine et Mikhaïl Lermontov, Alexandre Bestoujev- Marlinski et Alexandre Polejaev, Tarass Chevtchenko et Léon Tolstoï et chez les contemporains, Alexandre Soljenitsyne et Anatoli Pristavkine. Leur façon de voir la lutte des montagnards caucasiens n’était pas identique, mais aucun d’eux n’a osé les traiter de “séparatistes”. Et tous appréciaient hautement l’extraordinaire amour de la liberté, la dignité et le courage de ces hommes sur le fond d’un silence glacé dans l’immense empire où d’après Tarass Chevtchenko, grand poète ukrainien: “Du moldovan au finnois En toutes les langues, tous se taisent.”
Nous savons que sous l’Empire soviétique, tous se taisaient encore “plus fort”. Mais même dans les manuels d’histoire soviétiques, changeant brusquement les accents, en suivant les zigzags de la “ligne générale du Parti”, la lutte des montagnards caucasiens contre le tsarisme était toujours désignée comme “nationale-libératrice”.
Le Caucase a toujours été et reste un point douloureux de la conscience de la Russie, en tout cas pour son “intelligentsia”. Voilà pourquoi la réaction munichoise à la boucherie tchétchène produit chez elle un profond mépris et écoeurement. J’ai peur que ce soit pour longtemps.(…)
Dès le début de l’attaque contre la capitale de la Tchétchénie, le président du comité présidentiel pour les droits de l’homme, Sergueï Kovalev, s’est rendu par avion à Grozny pour essayer d’obtenir un règlement pacifique du conflit. Son témoignage sur la cruauté et la traîtrise de l’armée russe, son démenti des mensonges de la propagande officielle ont joué un rôle décisif pour mobiliser l’opposition démocratique en Russie. Pendant tout un mois, souvent au risque de sa vie, Kovalev est resté dans la ville et n’a quitté le palais présidentiel que la veille de son abandon par les combattants tchétchènes. Sa récente rencontre avec le président russe restera dans l’Histoire comme un choc entre la vérité et le mensonge, entre la noblesse et le cynisme, entre le courage et la faiblesse criminelle. Elle n’aboutit à rien, car aucun compromis n’est possible entre de tels contraires. L’inspirateur et l'”exécutant” direct de la guerre tchétchène, le ministre de la Défense Gratchev, auréolé des lauriers de commandant le plus inepte de l’histoire militaire russe, a publiquement traité Kovalev d'”ennemi de la patrie”. Et il avait raison: la Russie de Gratchev et de Eltsine est inconciliable avec la Russie de Kovalev et de Sakharov. Le pays s’est de nouveau divisé en deux. D’un côté, Eltsine avec son “Conseil de boyards” (son nouveau Conseil de sécurité qui fonctionne sur un modèle du XVIIe siècle), le “tsar ordonne et les boyards condamnent” et le complexe militaro-industriel qui le soutient. De l’autre côté, l’intelligentsia, une grande partie des médias et… le peuple. Seuls 8% de la population, d’après les derniers sondages, font confiance au Président.
Une majorité des militaires est carrément contre l’inepte aventure tchétchène. Les soldats et les officiers préfèrent souvent se rendre et devenir prisonniers plutôt que participer à cette guerre.
La force du “parti de la guerre” repose sur son accès aux moyens du pouvoir, sur le dévouement d’une poignée de généraux corrompus, qui n’ont rien à perdre, sur la solidité des traditions et aussi sur le soutien inconditionnel de Jirinovski et… de l’Occident. Celui-ci mise sur Eltsine, assumant, semble-t- il que le mauvais soit l’ennemi du pire. Mais le Président a déjà commencé à remplir le programme de Jirinovski et aussi de Karadjic: ce qui se passe en Tchétchénie ne ressemble- t-il pas à la purification ethnique en Bosnie Herzégovine?
La sale guerre du Caucase est à la fois la cause et la conséquence d’un coup d’Etat rampant à Moscou. Le dialogue avec le pouvoir est devenu impossible. Dans cette situation, les anciens défenseurs des droits de l’homme se sont tournés vers l’opinion publique et les militants politiques de l’Occident. Mes vieux camarades en Russie ont soutenu l’initiative de création d’un Comité international qui porterait le nom de Sergueï Kovalev, le seul représentant de la démocratie dans la structure du pouvoir de l’Etat. Depuis quelques mois, ce nom a acquis une signification symbolique comme jadis les noms de Pavel Litvinov et Larissa Bogoraz, Alexandre Guinzburg et Léonid Pliouchtch, Vladimir Boukovski et Andreï Sakharov.
Je m’adresse à vous, mes vieux amis, en Grande-Bretagne, en Hollande, en France, en Australie, en Israël, aux Etats-Unis, en Pologne et en République tchèque, à ceux qui se sont battus pour la libération des prisonniers d’opinion, contre l’utilisation de la psychiatrie dans des buts politiques, pour la liberté du mouvement syndical, pour la défense de Solidarité, contre la sanglante aventure coloniale en Afghanistan.
Vous étiez pour moi plus que des amis, vous étiez ma famille, comme jadis les dissidents soviétiques. A cette époque, vous aviez réussi à faire pas mal de choses. Aujourd’hui, nous avons beaucoup plus de possibilités. Aucun régime moscovite ne peut se maintenir sans l’aide politique et financière de l’Occident.
Aucun rideau, ni de fer ni de velours, ne peut plus cacher les crimes des autorités de Moscou. La publication de nombreux documents ensevelis dans les archives soviétiques a réduit fortement les possibilités de manoeuvres des mystificateurs professionnels. Le Comité Kovalev deviendra un des centres de la lutte pour l’arrêt immédiat du bain de sang en Tchétchénie, pour le retrait des forces russes, pour des enquêtes sur les crimes de guerre et contre l’humanité sur le territoire de la République tchétchène, pour l’aide aux victimes tchétchènes et russes de la guerre. Il favorisera la construction d’une société démocratique en Tchétchénie et soutiendra le mouvement russe pour la paix et la démocratie.
Le représentant de la Tchétchénie à Moscou avait raison lorsqu’il a dit que son peuple, en luttant pour sa liberté défend les frontières de la démocratie russe. Mais ce n’est pas toute la vérité. Lorsque la deuxième puissance nucléaire du monde qui fait partie de ceux qui décident du sort de la planète -y compris dans les Balkans et au Proche-Orient- mène une guerre d’extermination contre tout un peuple, c’est dangereux pour toute l’humanité.
Trahis par le monde entier, les combattants tchétchènes mènent une lutte mortelle pour défendre les valeurs morales oubliées: liberté, indépendance et dignité de la personne humaine. Ce paradoxe ne saurait être occulté par aucun sophisme. Les contribuables de la société de consommation peuvent et doivent dire à leurs gouvernements et à leurs élus qu’ils refusent de payer de leur poche pour le génocide caucasien. Ce sera leur contribution minimale mais décisive à la lutte de ceux qui, au prix de leur vie, défendent notre liberté et la vôtre, notre sécurité et la vôtre et même notre droit d’appartenir à l’espèce Homo sapiens.
FAINBERG Victor
Libération
REBONDS, samedi 25 février 1995, p. 8