« La Russie est un bateau sans gouvernail. » On le disait déjà à l’été 1994, quand la mer et le rouble semblaient assagis ; on le dit avec inquiétude maintenant que la guerre en Tchétchénie a ramené les tempêtes sur le tsar Boris et son armée. Et on l’entend d’autant plus quand un général d’active de quarante-cinq ans, cultivant toutes les apparences d’un sauveur de la nation, se permet de le proclamer.
Alexandre Lebed, chef de la XIV armée stationnée en Transnistrie, multiplie depuis des mois les entretiens avec les médias russes et étrangers. Et il ne mâche pas ses mots. En résumé, il est prêt à assumer le pouvoir, constitutionnellement bien sûr, dans cette Russie « où le contrôle de l’Etat est perdu », si « la situation l’y contraint ». Or celle-ci « s’aggrave à chaque minute où le président Eltsine reste en fonctions », déclarait-il, mardi 21 février, au quotidien allemand à grand tirage Bild. Affirmant que « tout est possible » maintenant en Russie, notamment une explosion sociale, il ajoute que « seules les forces armées seront en mesure d’éviter une désintégration du pays ».
Ce fils de cosaque au physique de boxeur, qui se fait gloire d’avoir résolument refusé de tirer sur la foule qui défendait la Maison Blanche lors du putsch manqué d’août 1991, est le général le plus populaire parmi les officiers. Il peut pratiquement tout se permettre. Notamment de critiquer son ministre Pavel Gratchev, ce qui ne pouvait qu’augmenter encore sa popularité. Boris Eltsine tenta bien, à l’été 1994, de le priver de son armée, mais il dut vite faire marche arrière : l’irréprochable Lebed était moins dangeureux à Tiraspol qu’en disgrâce à Moscou. D’autant plus que les Moldaves eux-mêmes, dont il avait pourtant bombardé l’armée quand, en 1992, il défendait les nationalistes russes de Transnistrie, réclament maintenant son maintien. Ils le considèrent comme le meilleur rempart contre l’extrémisme des russophones.
Face à la guerre en Tchétchénie, Alexandre Lebed a sans doute été l’officier russe dont les critiques publiques contre cette aventure, « menée, selon lui, par des dilettantes ou des fous », ont été les plus conséquentes. On ne peut pas « rétablir l’ordre constitutionnel avec des chars et des avions » ni vaincre dans « une guerre contre un peuple », affirme cet ancien d’Afghanistan. Prenant une attitude déjà « gaullienne », il a déclaré qu’il accepterait de commander les troupes russes en Tchétchénie s’il en recevait l’ordre, mais seulement pour en organiser le retrait avec des négociations politiques à la clé.
Autre « condition » : que les enfants des généraux qui décident de la guerre servent dans les rangs des troupes qu’ils y envoient. Car, à l’image de l’officier courageux guidé par le « bon sens », en ces temps de trouble où les militaires sont jetés contre leur gré dans la politique, il ajoute celle du « chevalier sans reproche », pourfendeur de la corruption qui mine l’armée, comme toute la société, y compris dans son fief de Transnistrie. « FUTUR DE GAULLE »
Boris Eltsine essaya une nouvelle fois de l’intimider. Peine perdue : une mission d’inspection de son armée trouva des troupes dans un état exemplaire, disciplinées et même honnêtement nourries et vêtues. Et qui menacaient de refuser d’obéir à tout nouveau chef. Alexandre Lebed le nie, mais mollement. Le proconsul de Transnistrie affirme s’entendre avec tous les officiers « de bon sens », plus ou moins sanctionnés pour leur opposition à la guerre en Tchétchénie : les Gromov, Vorobiev, Mironov ou Kondratiev. Mais il reste muet sur les alliances politiques qu’il entend passer pour sauver le pays.
A l’automne, une rumeur avait bouleversé Moscou, comme les capitales étrangères : le « futur de Gaulle de la Russie » avait passé un accord secret avec Grigori Iavlinski, candidat déclaré à toute élection présidentielle. Cet économiste éclairé, dont Mikhaïl Gorbatchev n’avait pas osé utiliser les services, est devenu le favori des cercles intellectuels de Moscou et d’Occident, mais personne ne se risque à prédire son succès dans les profondeurs russes, où, si on le connaît, c’est pour les cheveux un peu trop longs qu’il a longtemps portés ou les attaques antisémites lancées contre lui. Il est clair qu’une alliance avec l’homme le plus populaire de l’armée lui serait bien utile, il n’est pas le seul à le courtiser. « Je ne suis pas un démocrate », affirme Alexandre Lebed, de son étonnante voix de basse profonde. Fronçant encore son front bas, il dit chercher un « parti du bon sens », comprenant que la Russie « est, et restera encore un certain temps, un empire ». Grigori Iavlinski serait d’ailleurs d’accord, mais apprécie sans doute moins une autre affirmation du jeune général, pour qui seuls « l’orthodoxie ou le nationalisme peuvent désormais remplacer en Russie les croyances disparues ». Non pas, bien sûr, à la façon de Jirinovski : si 56 % de l’armée a voté en 1993 pour ce « clown », affirme Alexandre Lebed, c’est seulement pour rendre au pouvoir l’humiliation que ce dernier lui a infligée. Mais, pour le reste, les penchants naturels du général devraient moins le porter vers le parti des intellectuels moscovites qu’en direction d’un nouveau groupe d’opposition qui semble actuellement se mettre en place, avec ou autour de lui.
La presse en parle à peine. Mais le Moskovski Komsomolets, le journal le plus lu de Moscou, a affirmé le 11 février, sans être démenti, que le général Lebed a conclu une « alliance » avec un visiteur récent, le député « centriste » Konstantin Zatouline, qui défend énergiquement et habilement les « russophones » des marches de l’empire. Aux côtés de Zatouline, se tient le président du Comité économique de la Douma, Serguei Glaziev, lui-même allié de Iouri Skokov : ce « baron » du complexe militaro-industriel, passé en 1991 au service de Boris Eltsine, est devenu, deux ans plus tard, un de ses plus célèbres opposants, prônant une gestion plus centralisée de l’économie et un certain protectionnisme. Sa présence aux réunions tenues début janvier à Tcheboksary sur la Volga par des dirigeants de régions et de Républiques dont le président de Tchouvachie, Nikolaï Fedorov , affolés par l’aventure tchétchène, a fortement inquiété le Kremlin. Il y a vu, avec raison, l’émergence d’une nouvelle et puissante opposition régionale. « Si je devais faire de la politique avec quelqu’un, ce serait avec Skokov », aurait confié, de son côté, Alexandre Lebed à un ami journaliste.
Pour leur part, les « conjurés » de Tcheboksary cachent à peine leur volonté de s’allier au jeune général. Même si ce dernier fustige la « situation absolument anormale » en Russie où des « princes régionaux » payent des forces armées, régulières ou non, pour s’assurer leur loyauté ou simplement « se créer une armée privée ». « Toutes les forces armées doivent être sous commandement unique », tonne Alexandre Lebed.
CHACUN ATTEND « Pour l’instant, le commandant de la XIV armée attend le jour où Boris Eltsine lui donnera lui-même l’occasion de se manifester. En annoncant par exemple un report des élections. Il frappera alors du poing sur la table et dira : assez. Mais si le général Lebed devait alors arriver au pouvoir, on n’entendra plus du tout parler d’élections », affirme Moskovski Komsomolets. C’est lui prêter des intentions que l’intéressé n’avoue pas, malgré une admiration pour le général Pinochet, largement partagée depuis des années par les « libéraux » russes.
Aujourd’hui, Alexandre Lebed est sans doute plus en vue dans les médias étrangers qu’en Russie. Mais chacun ici attend « quelque chose », et pas seulement les élections à la Douma prévues pour la fin de l’année et la présidentielle de juin 1996, pour lesquelles aucune loi n’est encore prête. Alexandre Lebed sera-t-il candidat ? L’agence Interfax l’a affirmé, mercredi, à l’issue du congrès de la très influente Union des anciens d’Afghanistan. D’après elle, c’est à l’unanimité, et après consultation de l’intéressé, que les « anciens d’Afghanistan » auraient décidé de présenter le général Lebed. Deux heures plus tard, un porte-parole de l’Union publiait un démenti indigné. Alexandre Lebed, lui, « refuse catégoriquement de faire des commentaires ». « J’ai une armée à diriger et je ne veux pas qu’on puisse m’empêcher de le faire. »
SOPHIE SHIHAB