IL N’EST PAS de disposition constitutionnelle à laquelle les Français soient plus attachés que l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est pourtant sans enthousiasme excessif qu’ils s’apprêtent à faire usage, pour la sixième fois, de cette prérogative. Jamais les sondages n’ont fait apparaître tant d’indécis, annoncé aux divers candidats des scores si modestes, tandis que rechute l’indice de confiance des ménages, qui redoutent une nouvelle aggravation du chômage. À vaincre sans péril… Le principal risque couru par le premier ministre semblait être, jusqu’à ces derniers jours, d’être élu en quelque sorte faute de mieux. Sans doute cette perspective était-elle moins vexante pour lui que pour la dizaine de kamikazes qu’il regardait, avec une condescendance amusée, faire semblant de croire à leur chance. Mais ce n’est manifestement pas ce que de Gaulle avait en tête lorsque, contre l’avis de beaucoup, dont Hubert Beuve-Méry, et Pierre Sudreau, qui rendit du coup son portefeuille de ministre de l’éducation nationale, il soumit à référendum, en 1962, l’amendement constitutionnel confiant au peuple souverain le choix du chef de l’Etat.

L’idée, avec laquelle il avait paru jouer un moment, d’un retour à la monarchie étant impraticable, il rêvait pour la France d’un roi sans couronne, habilité, pour sept ans renouvelables, à parler et à trancher en son nom. A défaut de l’onction que le saint chrême apportait aux Capétiens, celle du suffrage universel ferait l’affaire, le suffrage restreint étant voué, comme il l’avait dit à Alain Peyrefitte, à toujours « écarter Clemenceau au profit de Deschanel ». Était-il si sûr du bon choix du peuple souverain ? Bernard Tricot, secrétaire général de l’Elysée de 1967 à 1969, nous montre dans ses Mémoires, témoignage passionnant et trop peu remarqué paru l’an dernier sur cette époque, un général convaincu qu’au fond il n’aurait pas de « successeur ». Comment, de toute façon, aurait-il pu oublier qu’en pleine conférence de Potsdam et alors qu’il s’agissait, excusez du peu, de fixer le destin de l’Allemagne vaincue, les électeurs britanniques avaient massivement « écarté » Churchill « au profit » du ternissime Major Attlee ?.

Tricot rapporte un autre mot de De Gaulle : « Rien de grand ne se fait sans passion. » Pour le moment, celle-ci est extraordinairement absente du débat politique, comme si les Français avaient perdu toute illusion sur ce qu’ils sont en droit d’attendre du pouvoir. Ils ne vont pas pour autant jusqu’à remettre en question la fonction du président, la manière dont il est choisi ou les responsabilités dont il est chargé. C’est que, comme l’a écrit Fernand Braudel, « la centralisation est consubstantielle à l’identité française ». On continue de rêver d’avoir à la tête de l’Etat un homme qui serait plus qu’un homme : non seulement impavide, désintéressé, attentif aux faibles, redoutable aux puissants, mais quasiment omniscient, capable de maîtriser les dossiers les plus compliqués, d’en déceler les pièges, de saisir, à peine se présentent-elles, les occasions, de mener de front les actions les plus diverses, et de trancher en tout temps, sans pour autant naturellement se permettre la moindre offense à la morale, selon le seul critère de l’intérêt commun.

L’Amérique et la Russie ont beau être non des Etats centralisés mais des fédérations, leurs présidents sont eux aussi désignés au suffrage universel, dans un cas depuis toujours, dans l’autre depuis quatre ans. Leurs habitants ne se montrent pas moins exigeants envers eux que les Français, et donc tout aussi facilement déçus.

Il a fallu à Reagan des dons formidables de « communicateur », son sens aigu des faiblesses de l’adversaire et une exceptionnelle baraka pour être triomphalement réélu en 1984. George Bush a été battu malgré sa victoire sur Saddam Hussein, et CIinton a subi une râclée historique, par Parti démocrate interposé, lors de la « mid term election » de novembre 1994 .

Quant à Eltsine, idole des foules quand il se mesurait à Gorbatchev ou aux putschistes d’août 1991, l’affaire tchétchène a achevé de faire plonger sa cote.

Du coup l’on est à la recherche, de part et d’autre, d’hommes providentiels. Le général Colin Powell, qui présidait le comité des chefs d’état-major combinés au moment de la guerre du Golfe, a beau avoir la peau noire, sa popularité auprès de ses concitoyens ne le cède aujourd’hui qu’à celle de mère Teresa. A en croire le New York Times, les stratèges des deux partis voient en lui un « candidat de rêve » à la Maison Blanche, mais pour le moment il ne se reconnaît ni dans l’un ni dans l’autre.

Côté russe, plusieurs noms de militaires, généralement anciens d’Afghanistan, reviennent dans les conversations. Parmi eux celui du général d’armée Lebed, à qui sa réputation d’incorruptibilité permet de tenir les propos les plus insolents. Et aussi celui du général de l’air Routskoï, jadis numéro deux de Boris Eltsine avant de devenir, contre lui, le défenseur de la « Maison Blanche » de Moscou.

Ici cependant s’arrête la ressemblance. Outre que la reprise bat son plein aux Etats-Unis, alors que l’économie de l’ex-URSS est toujours aussi chaotique, Tocqueville a dit une fois pour toutes que la puissance des Etats-Unis repose sur la liberté et celle de la Russie sur la servitude.

Ne pourrait-on soustraire à la compétence de l’Etat tout ce qui est susceptible d’être traité à des échelons plus modestes ?

La patrie de Dostoïevski ne s’est pas encore remise d’en être sortie. La démocratie, pour reprendre une jolie expression d’Andreï Gratchev, le dernier porte-parole de Gorbatchev, en est toujours, là-bas, au stade de la cabine d’essayage. Rien de tel outre-Atlantique où l’attente intermittente d’un Zorro fait paradoxalement bon ménage avec une défiance congénitale à l’égard du red tape, autrement dit de la bureaucratie.

Du fonctionnement, qui laisse inégalement à désirer, de ces deux régimes présidentiels, y a t-il des leçons à tirer pour le nôtre ? Le fait est d’abord qu’il y a infiniment moins de chômeurs du côté où l’Etat limite ses interventions dans l’économie que là où il prétendait la contrôler totalement. La notion de subsidiarité est de plus en plus employée au sein de l’Union européenne pour soustraire à sa compétence tout ce qui peut être traité à l’échelon national. Ne pourrait-on aller plus loin et soustraire à la compétence de l’Etat tout ce qui est susceptible d’être traité à des échelons, publics ou privés, plus modestes ?

On répondrait ainsi à ce qui est, ou devrait être, la finalité principale de la construction économique de l’Europe : substituer progressivement à l’intérieur de ses frontières la concurrence des entreprises à l’affrontement des nations. On s’adapterait mieux à une situation qui voit l’arbitrage des marchés mettre en échec celui des gouvernements. Ces derniers pourraient se décharger de dossiers de plus en plus difficiles à maîtriser pour se concentrer sur l’essentiel sécurité, défense, justice, relations internationales et consacrer le temps suffisant à entretenir avec le peuple souverain le dialogue dont l’absence contribue tellement à l’actuel désarroi.

Conduire un tel dialogue, consulter, expliquer ce que l’on cherche à faire et ce qu’on fait, ce devrait être, en cette époque où rien ne remplace l’aptitude à communiquer, l’un des objectifs essentiels de ceux qui aspirent à la lourde, à la très lourde tâche, de présider pendant sept ans aux destinées de ce pays.

C’est évidemment dès maintenant, si tel était le cas, qu’il faudrait en jeter les bases, en donnant aux électeurs le choix entre de véritables contrats de programme, impliquant la définition des procédures nécessaires pour en contrôler l’application et en modifier le cas échéant les modalités. On voit mal comment, à défaut, le pouvoir, quel qu’il soit, pourrait restaurer sa crédibilité et rendre à ce pays l’ambition et la passion qui lui font aujourd’hui tant défaut. Ni quel sens garderait l’élection de son président au suffrage universel.

ANDRE FONTAINE

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