Le monde entier est appelé à se sentir rassuré : ce qui s’est passé en Tchétchénie est une “anomalie”, devait déclarer Boris Eltsine, jeudi 16 février, dans son adresse annuelle devant le Parlement. Plus encore : cette anomalie sera “analysée plus sérieusement dans tous ses aspects” à l’avenir, et des “décisions appropriées seront prises”. Ces phrases, apparemment considérées comme significatives par l’entourage présidentiel qui les a choisies pour diffusion, mercredi, traduiraient donc l’essentiel du message du Kremlin après neuf semaines d’une guerre qui se poursuit d’ailleurs malgré une trêve déclarée. On peut y voir l’assurance que le président n’a pas l’intention de réduire en cendres d’autres villes russes et qu’il ne faut pas l’assimiler, malgré les apparences de ces derniers mois, à Vladimir Jirinovski. Ce dernier a applaudi des deux mains l’opération en Tchétchénie, mais voudrait, lui, qu’elle soit poursuivie contre tous les ennemis de la “grandeur russe”.
Sans cette précision sur “l’anomalie tchétchène”, on pourrait en effet réellement s’y tromper : comme prévu, Boris Eltsine ne met pas une seconde en doute le bien-fondé de son opération, lancée contre “un régime dictatorial qui a formé des unités armées illégales, bien entraînées, armées et organisées”, précise le message dont le texte complet, de 110 pages, devait être publié samedi. Un Etat peut user de la force pour préserver sa souveraineté, affirme toujours le président, sachant que rien ne saurait lui lier les mains. N’avait-il pas signé, le 6 décembre 1994, la “charte de bonne conduite” de l’OSCE excluant tout recours à l’armée contre ses minorités nationales au moment même où il avait déjà décidé de le faire ? Ses partenaires étrangers, non seulement ne pouvaient l’ignorer, mais l’avaient alors implicitement encouragé.
Certes, l’opération a fait couler plus que “le minimum de sang”, demandé alors par Bill Clinton et ses homologues. Mais s’il y a eu, en effet, admet Boris Eltsine, de “lourdes pertes et des violations des droits de l’homme” au cours des opérations militaires, ce n’est pas par mépris de la volonté d’indépendance d’un peuple qui l’avait pourtant prouvée depuis deux cents ans. C’est tout simplement, selon le maître du Kremlin, parce que l’armée russe n’est “pas assez bien préparée pour intervenir dans des conflits locaux”. A l’avenir, elle le sera mieux. Car le “mérite” de la crise tchétchène est d’avoir montré l’urgence d’une réforme de l’armée et du système de gouvernement, qui doit être rendu “plus efficace” comme le souligne le titre du message présidentiel.
Dix ans de guerre d’Afghanistan, les conflits d’Abkhazie ou du Tadjikistan n’ont, semble-t-il, servi à rien : l’armée a appliqué “un système stéréotypé de planification de ce type d’opérations”, affirme Boris Eltsine. Mais seulement dans sa “phase initiale” : apparemment, le président estime que les forces armées russes ont déjà commencé à se réformer sur le terrain. Elles ont aussi souffert d’un “manque de coordination entre militaires, forces de l’intérieur, gardes-frontières, espions et autres structures de force” une tâche qu’Alexandre Korjakov, chef de la sécurité présidentielle, se propose déjà d’assumer, au grand émoi des militaires.
CRIME SUPRÊME
Les “politiques”, président en tête, semblent, eux, lavés de tout soupçon. Les “échecs, mauvais calculs et erreurs” sont le fait des “commandants”, selon Boris Eltsine. Le plus grave n’est pas tant les quelque 20 000 morts que le conflit aurait déjà provoquées mais le fait que “les sentiments patriotiques et civiques des citoyens russes ont été affectés”, crime suprême par les temps qui courent en Russie.
Le ministre de la défense, Pavel Gratchev, avait dit presque la même chose, lorsqu’il accompagna, la semaine dernière, le président au cours de son voyage à Alma-Ata. Le ministre avait alors affirmé que les “erreurs” étaient le fait d’ “officiers subalternes” qui se seraient affaiblis en “croyant à une victoire facile”. Ce qui revenait à accuser les exécutants d’avoir cru exactement ce que le ministre de la défense avait lui-même publiquement promis. Le général le plus fidèle du président, coutumier de paroles dont il ne semble pas saisir lui-même la portée, était toujours donné, jeudi par les Izvestia, comme devant être bientôt sacrifié dans le cadre d’un remaniement au sommet de l’Etat. Mais Iouri Batourine, assistant du président pour les affaires de sécurité, a souligné, selon le quotidien Segodnia, que le message excluait “toute attaque personelle”, ce qui rend un tel remaniement pour le moins prématuré. Pavel Gratchev était, pour sa part, toujours à l’honneur, mercredi à Moscou, lors d’une cérémonie officielle, affirmant que l’armée a “accompli entièrement la tâche qui lui a été assignée en Tchétchénie”.
Le président, lui, promet qu’il va s’atteler, en 1995, à une réforme de l’armée, sans pour autant préciser laquelle. Il va aussi rendre “effectif” le système de gouvernement, “restaurer la paix et le calme” en Tchétchénie, poursuivre les réformes économiques et celles du “système légal”. Tout en “donnant beaucoup d’attention” à la tenue des élections legislatives qui se tiendront à la fin de l’année, de même qu’à l’élection présidentielle prévue pour 1996. Le déroulement de ces élections tout comme le maintien de la liberté de la presse sont considérés comme les critères d’un maintien de la démocratie en Russie.
DANGER “FASCISTE”
Boris Eltsine “qui reste le garant et le moteur des réformes”, comme l’a réaffirmé, mercredi, le ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, devait donc rassurer sur ce point. Mais le président évoque aussi le danger “fasciste”. “L’immunité à son égard a faibli récemment en Russie”, affirme-t-il. Sa réponse ne sera bien sûr pas de désavouer la propagande de son propre pouvoir, dont le caractère fascisant s’est fortement accentué avec le début de la guerre en Tchétchénie. Elle sera, comme prévu par Serguei Kovalev, son malheureux chargé des droits de l’homme, de “renforcer le fonctionnement des organes du maintien de l’ordre, qui doivent protéger le peuple contre cette saleté”, comme le dit le président.
Il n’en faudra pas plus pour relancer les rumeurs de “provocations” en préparation afin de justifier le déploiement de telles forces et, au besoin, l’instauration, çà et là, de l’état d’urgence. C’est d’ailleurs ce qu’a demandé, mercredi, à Boris Eltsine le très autoritaire gouverneur d’Extrême-Orient, M. Nadzratenko, affirmant craindre des grèves de ses mineurs.
Et, à Moscou, on commence déjà à parler du 23 février, date à laquelle les “bruns” (les nationalistes) ont prévu de manifester en riposte à une semaine d’action des adversaires de la guerre en Tchétchénie. Alors que ni les uns, ni les autres, n’ont guère réussi, jusqu’à présent, à “soulever les masses”.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
vendredi 17 février 1995, p. 2