Le commandement militaire russe en Tchétchénie avait, depuis le début des combats, soutenu qu’il n’était pas question d’accepter les multiples appels à un cessez-le-feu, au moins provisoire, faits par les Tchétchènes, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la communauté internationale. Mais les forces russes avaient besoin d’un répit : après avoir détruit, puis occupé Grozny, elles piétinent depuis un mois devant le village voisin d’Argoun, où les Tchétchènes ont encore repoussé, lundi, une offensive de chars appuyée par des bombardements aériens. Une telle pause était d’ailleurs prévue, selon des commentateurs proches de l’état-major russe, avant l’échéance du « rapport annuel » que Boris Eltsine doit faire, jeudi, devant les deux Chambres du Parlement.
La rencontre de lundi s’est tenue à l’aéroport de Sliptsovskaïa, dans la république voisine d’Ingouchie. Elle a réuni le général Anatoli Koulikov, du ministère de l’intérieur, qui dirige désormais les opérations russes sur place, le chef de l’état-major tchétchène, Aslan Maskhadov, qui a souligné qu’il agissait sur instruction du président Doudaev, et des médiateurs ingouches, dont le vice-président de la République, Boris Agapov. Ce dernier a déclaré que le général Koulikov a donné l’ordre à ses forces de cesser toute action aux armes lourdes et les bombardements aériens.
REMISES DE CORPS
Les Tchétchènes, eux, ne disposent pas d’aviation ni, pratiquement, d’armes lourdes. Les négociations, qui ont porté aussi sur des échanges de prisonniers et des remises de corps, devaient reprendre mercredi. Le cessez-le-feu partiel, n’incluant pas les armes légères, est, semble-t-il, conclu pour 48 heures. Sa vérification sur le terrain restait à faire.
Lundi encore, la télévision russe a montré les canonnades de chars qui visaient la périphérie sud de Grozny, sous les ordres du général Babitchev. C’est pourtant le même général qui avait refusé d’écraser des civils au début de l’offensive russe, faisant ainsi naître, du côté tchétchène, l’espoir d’une éventuelle insoumission de l’armée. Outre Argoun, l’aviation russe a encore bombardé, lundi, deux localités à l’ouest de Grozny, provoquant une nouvelle fuite de civils.
Mais au moment même où était conclu l’accord de cessez-le-feu, un « responsable militaire haut placé » de la base russe de Mozdok, parlant sous couvert de l’anonymat, déclarait que l’armée russe ne quittera pas la Tchétchénie avant la prise des autres villes tenues par la résistance Argoun, Goudermes et Chali , précisant que ces opérations nécessitent « le soutien technique, la puissance de feu de l’armée et éventuellement de son aviation ».
Ce qui augure mal du début de la phase de négociations politiques, même si des membres du centre analytique présidentiel de Moscou ont affirmé, lundi, qu’une telle stratégie était « désormais » possible. L’un d’entre eux, Emil Païn, qui déplore toujours que ses conseils ne sont jamais écoutés en haut lieu, a ainsi estimé que Moscou pouvait s’appuyer sur une « troisième force », constituée par les « conseils des anciens ». Ces derniers auraient déjà manifesté des divergences avec les partisans du président Doudaev. Sur place, les journalistes ont cependant pu constater le caractère prématuré, ou reversible, de telles alliances. Le vice-premier ministre russe, Sergueï Chakhraï, notamment accusé par les Ingouches d’avoir toujours poussé le Kremlin à la guerre, a déclaré, lundi, que le « cessez-le-feu pouvait réussir ».
Outre ses problèmes avec l’armée, l’opinion et le FMI, le Kremlin subit aussi les pressions devenues plus insistantes de l’étranger. Ainsi le Parlement estonien a adopté, lundi, une déclaration « recommandant » à son gouvernement de « reconnaître la République tchétchène, dès que la situation internationale le permettra ». « ANALYSE CRITIQUE »
Ce qui est encore loin de la reconnaissance formelle dont rêvent les Tchétchènes depuis trois ans, mais constitue néanmoins une alerte qui a fortement irrité Moscou, qui craint l’effet de contagion d’une telle initiative. Encore que, pour le Kremlin, la réaffirmation par Bill Clinton du caractère « intérieur » à la Russie de la crise tchétchène pèse davantage que les appels, aussi courageux soient-ils, des députés de la petite république balte.
Boris Eltsine, qui « se consacre entièrement » à la préparation de son rapport annuel, s’apprête, selon son entourage, à y faire « une analyse critique de l’approche militaire du règlement en Tchétchénie ». C’est là un minimum, serait-on tenté de dire, vu la situation actuelle du pays, que son « entourage » tente de reprendre en main. Nouveaux signes de cette tendance : lundi, Boris Eltsine nommait le général Boris Gromov au poste de vice-ministre des affaires étrangères. Cette désignation répond à un double but : écarter en douceur de l’armée un de ses généraux les plus populaires mais qui était en disgrâce pour avoir critiqué l’opération en Tchétchénie, et permettre à Moscou de signaler à l’opinion, locale et étrangère, qu’elle tient compte des critiques, en remettant en selle celui qui ne s’était pas privé d’exprimer son mécontentement.
Enfin, l’élection, lundi, d’un président de la Cour constitutionnelle russe marque l’étape finale de la longue mise à l’écart de cette institution. Mise en sommeil forcé après l’assaut de Boris Eltsine contre le Parlement russe en octobre 1993 qu’elle avait osé désapprouver, elle a été laborieusement complétée au cours des derniers mois par six nouveaux membres, comme le veut la nouvelle Constitution. Ce qui semble avoir porté les fruits souhaités par l’administration présidentielle: considéré comme « plutôt eltsinien », Vladimir Toumanov a été élu par onze voix contre huit et a aussitôt déclaré que la Cour n’allait pas se presser pour examiner une requête de la Chambre haute du Parlement sur la légalité de l’opération menée en Tchétchénie. « Je ne l’ai pas encore vue », a déclaré M. Toumanov, doyen de la Cour, et qui devra quitter celle-ci dans un an et demi, échéance de la future élection présidentielle en Russie.
SOPHIE SHIHAB