Alors que l’aviation russe bombardait, dimanche 12 février, les villes de Bamout et d’Assinovskaïa, au sud de Grozny, les inquiétudes se multiplient à Moscou sur la capacité de M. Eltsine à maîtriser autant son comportement personnel que la politique de son pays. Le ministre tchétchène de l’information a affirmé qu’« une guerre de francs-tireurs » faisait rage dans le centre de Grozny, contredisant les déclarations russes.

Il y a des hasards « malheureux» : MM. Clinton et Kohl venaient à peine de réaffirmer leur soutien à Boris Eltsine, la semaine dernière, que le président russe apparaissait titubant, la voix pâteuse et manifestement ivre, sur tous les écrans télévisés d’Occident. Plus de trois cents journalistes, présents, vendredi 10 février, au sommet de la CEI à Alma-Ata où « le malheur » eut lieu, n’ont pas hésité sur le diagnostic, même s’ils s’interrogent, comme sans doute tous les services secrets du monde, sur la maladie qui semblerait empêcher M. Eltsine de s’adonner sans risques à ses habitudes bien connues. Mais, contrairement aux réactions provoquées par des épisodes semblables survenus auparavant, le choc semble avoir été, cette fois, surtout ressenti à l’étranger.

Les Russes, eux, abasourdis par deux mois d’images de guerre en Tchétchénie, souvent à la limite du tolérable, n’en sont plus à s’émouvoir de ce qui, pour eux, est un simple rappel des mésaventures auxquelles s’exposent les chefs d’Etat qui invitent leur président. Les médias russes se sont faits discrets : même « Itogui », l’émission vedette de la chaîne privée NTV, a censuré, dimanche, l’image où l’on voyait M. Eltsine tomber littéralement dans les bras du président kazakh à sa descente d’avion. Elle s’est bornée à montrer brièvement celles, moins accablantes, de ses marches vacillantes dans les couloirs du palais. Les autres bulletins télévisés ne se sont même pas risqués à cela, à l’exception d’une courte émission qui suit les informations de la soirée sur le canal russe RTVR. Le tout, sans commentaires. Car, si les médias russes continuent, à des degrés divers, à dénoncer la guerre qui se poursuit en Tchétchénie, la prudence est désormais de règle, surtout pour ce qui concerne le président : les lourdes menaces lancées, en décembre 1994, aux télévisions publiques et à la chaîne NTV ne sont pas oubliées, alors que se multiplient, dans le pays, les tentatives pour renforcer un « Etat policier ».

La semaine dernière, le chef de l’administration présidentielle lui-même, Sergueï Filatov, « n’excluait pas », dans l’hebdomadaire Les Nouvelles de Moscou, que tous les téléphones gouvernementaux, et les siens propres, soient désormais « sur écoutes ». « Les services du général Korjakov [le garde du corps de M. Eltsine, devenu le chef de ses services de sécurité] ne font pas partie de mon administration », a-t-il reconnu. C’est pour cela, ajoutait M. Filatov, que « je ne sais rien de son centre analytique », une nouvelle excroissance de l’appareil policier présidentiel, dont les Izvestia avaient révélé l’existence en janvier.

Samedi, des militaires en treillis et masqués semblables aux « barbouzes » envoyés en décembre 1994 par Alexandre Korjakov contre la banque Most (le financier de NTV) ont fait irruption, cette fois-ci, dans un restaurant, loué pour une fête du « tout Moscou » culturo-marginal. « Vous vous amusez pendant que les nôtres se font tuer en Tchétchénie », auraient-ils dit en matraquant les hommes présents, alignés contre le mur. Le même jour, les Izvestia rapportaient le témoignage du général russe Gvadychev, commandant des bases russes en Adjarie (Géorgie), qui a indiqué avoir réussi à s’échapper, début janvier, de l’hôpital militaire de Tbilissi où il était drogué et maintenu de force : il avait eu le tort de refuser de participer à diverses « aventures » organisées par les autorités locales, russes et géorgiennes, de l’armée et des services secrets, notamment de revendre les armes confiées à sa garde. Ses supérieurs étaient protégés, affirme la victime, par leurs « relations étroites avec la direction de la garde du président russe », c’est-à-dire avec le général Korjakov.

Le collègue de ce dernier, le général Barsoukov, chef de la « direction principale de la garde », a entrepris, toujours selon les Izvestia, de faire « bénéficier de ses services » les administrateurs de toutes les régions de la Russie. Tout en s’occupant de choses plus frivoles, comme de réclamer deux dizaines de milliards de roubles au premier ministre pour réaménager un domaine de chasse présidentiel, au sud de Moscou.

INDIGNATION ET DÉGOÛT

Combien de temps « cela » peut-il durer ? Combien de temps un grand pays nucléaire comme la Russie pourra-t-il être dirigé par un président de plus en plus couramment désigné chez lui comme « cet ivrogne» ? Mais l’indignation et le dégoût que ce constat inspire à une bonne moitié du pays ne paraissent pas changer les données de base : la Russie, qui aspirait à retrouver « ordre et discipline » après des années de laisser-faire « démocratique », se laisse transformer, à nouveau, en un Etat policier, capable, semble-t-il, de vivre avec un Boris Eltsine comme président, de même que l’URSS s’accommodait d’un Léonid Brejnev.

La comparaison, lancée dès décembre 1994 par la télévision NTV, est devenue une reflexion courante : « ils » ont bien su maintenir en état pendant des années un Brejnev impotent, « ils » pourront faire la même chose avec M. Eltsine. « Ils » étant les généraux Korjakov et Barsoukov, ainsi que l’ensemble de « l’entourage présidentiel », ceux qui, malgré leurs rivalités, risquent de tout perdre si le régime de M. Eltsine était sérieusement ébranlé.

Mais le renforcement du pouvoir « policier » du régime ne signifie nullement un renforcement tout court de celui-ci. Le fossé qui se creuse avec l’opinion, comme l’ignorance délibérée du pouvoir législatif, peut certes être, théoriquement, comblé par un report des élections, voire une nouvelle manipulation de celles-ci. Mais l’économie ne se laisse pas manipuler de même : les mineurs, une des dernières forces organisées du pays, las de n’être pas payés depuis des mois alors que l’inflation reprend et qu’ils doivent, de plus, envoyer leurs fils mourir en Tchétchénie, menacent déjà de lancer une « grève politique » le 1 mars.

SOPHIE SHIHAB

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