Deux mois après le début de l’intervention militaire russe en Tchétchénie, déclenchée le 11 décembre 1994, les troupes du Kremlin n’ont pas encore pris le contrôle du territoire de cette petite république indépendantiste du Caucase. Les affrontements, selon des estimations russes, auraient fait dix mille morts militaires dans les deux camps. A Washington, le président Bill Clinton et le chancelier Helmut Kohl ont de nouveau écarté toute sanction contre Moscou, alors que les Etats-Unis annonçaient le déblocage d’une aide de l’ordre de 20 millions de dollars aux réfugiés de Tchétchénie. A Bonn, Sergueï Kovalev, le délégué russe aux droits de l’homme, a appelé jeudi l’Occident à faire preuve de plus fermeté envers Boris Eltsine. Le fait que M. Kovalev, arrivé le 6 février à Bonn, n’ait pas été reçu par M. Kohl avant le départ de ce dernier pour Washington suscite une polémique outre-Rhin.

Quelques heures avant l’entrée des chars russes en Tchétchénie, le 11 décembre, un diplomate occidental déclarait à Moscou que l’armada déployée depuis deux semaines aux portes de la petite République, de facto indépendante depuis trois ans, ne signifiait pas que Moscou « aura forcément recours à l’option militaire » pour la réduire. Les premiers largages de bombes sur Grozny étaient ensuite qualifiés, dans les mêmes milieux diplomatiques, de « psychologiques ». Deux mois plus tard, on peut mesurer l’étendue d’une telle erreur d’appréciation : Grozny, qui comptait 400 000 habitants, offre le spectacle d’une ville totalement dévastée, et la majorité des Tchétchènes (estimés à un million de personnes), devenus des « personnes déplacées » n’ayant plus grand-chose à perdre, nourrissent une volonté de vengeance qui grossit les rangs des résistants.

Les pertes de l’armée russe sont supérieures, proportionnellement, à celles subies durant la guerre d’Afghanistan : en deux mois, son opération a fait, au moins, dix mille morts (certains disent trois fois plus), dont près de la moitié dans ses propres rangs. La Russie, obligée de renoncer à ses « plans de stabilisation » économique et alliant plus que jamais autoritarisme et chaos, « est devenue le plus gros problème qui se pose au monde », selon son délégué aux droits de l’homme, Sergueï Kovalev. Lequel est devenu dans son pays l’objet d’une campagne de dénigrement au relent tout soviétique. Pourtant, les hommes du Kremlin, Boris Eltsine en tête, trouvent encore des oreilles complaisantes en Occident pour croire que la « crise tchétchène » va se résorber en un petit conflit local, comme il y en a tant de par le monde.

C’est faire la même erreur qu’il y a deux mois, en ignorant la spécificité du peuple tchétchène et de son histoire. C’est également ignorer la capacité du Kremlin à élaborer, a posteriori, des justifications plus ou moins crédibles aux erreurs commises. C’est ainsi que l’état-major de l’armée russe évacue le problème des combats sur le terrain avec la même légèreté dont il a fait preuve, il y a deux mois, lorsqu’il annoncait la « chute imminente » de Grozny. Quand à la prise annoncée de Chali, Goudermes et des autres bases tchétchènes dans les montagnes, elle tendrait à montrer que l’état-major moscovite est décidé à poursuivre la tactique de la terre brûlée jusqu’à anéantissement de l’adversaire.

Un responsable du CICR, qui s’est rendu cette semaine en Tchétchénie, s’est déclaré alarmé par l’exode, prévisible dans ces circonstances, des familles réfugiées actuellement dans les villages du sud : non seulement elles fuiraient une telle extension des combats, mais aussi la faim et les maladies. Les premiers nouveaux refuges possibles sont les Républiques voisines de l’Ingouchie et du Daghestan. Or un des motifs favoris de satisfaction de Moscou, outre « l’absence de soutien international aux indépendantistes tchétchènes », est que ni le Daghestan ni l’Ingouchie n’ont rejoint, comme les Russes l’ont craint au départ, la résistance active des Tchétchènes. Mais la situation peut changer dans ces deux Républiques, déjà saturées de réfugiés, dès lors que l’armée russe sera amenée à y élargir son rayon d’action, en réponse à la « deuxième étape » de la guerre promise par le président Doudaev : celle de l’« offensive de printemps » que les Tchétchènes entendent mener à partir de leurs bases de montagnes, non seulement en Tchétchénie, mais « dans toute la Russie ». Ces menaces d’actions terroristes sont prises au sérieux par toute personne consciente du traumatisme infligé une nouvelle fois à ce peuple.

Car la « spécificité » de ce peuple tient, justement, au fait qu’il a survécu, au siècle dernier, à l’occupation par une armée tsariste dont le nombre (un demi-million dans tout le Caucase) était au moins égal, en Tchétchénie, à celui de toute la population. N’ayant ensuite jamais renoncé à combattre pour sa liberté, il fut déporté en totalité sous Staline, avec d’autre peuples « punis », n’empêchant toutefois pas la résistance de groupes tchétchènes ayant échappé à la déportation. Enfin, l’adhésion d’une grande majorité des Tchétchènes à une partie au moins des traditions mystico-guerrières locales du soufisme explique pourquoi il faut les croire quand ils disent qu’ils veulent « vivre libres ou mourir ». Si on ne leur en donne pas l’occasion, la tentation du terrorisme est inévitable, au moins au niveau individuel pour certains.

Le Kremlin l’a, d’ailleurs, cyniquement prévu. Un de ses analystes expliquait, il y a un mois au Monde, que l’opinion russe, encore hostile à la guerre, se retournera contre les Tchétchènes dès que ceux-ci passeront à ce stade de la lutte. De nouvelles instructions ont été données cette semaine pour assurer une suveillance vidéo du métro moscovite, où la psychose des colis piégés est entretenue depuis deux mois. « Quand les Tchétchènes s’attaqueront à la Russie, ce ne sera pas dans le métro, mais contre des objectifs militaires », affirme le président de l’Institut russe d’ethnologie, Sergueï Arutiunov. Mais ce dernier voit d’autres dangers possibles que le terrorisme. Et notamment que l’armée russe, qui a déjà utilisé en Tchétchénie des armes interdites par les conventions de Genève, telles que les bombes à fragmentation et à aiguilles, n’ait recours dans les montagnes, « comme Saddam Hussein contre les Kurdes », à des armes chimiques.

LA SEULE LEÇON

Malgré ce tableau déjà désastreux et des perspectives plus sombres encore, Boris Eltsine semble incapable de faire autre chose que de signer et persister. S’il reconnaît des « erreurs », c’est par exemple celle de n’avoir pas assez bien préparé l’opinion par une dénonciation préalable des turpitudes du « régime de Doudaev ». La seule leçon qu’on semble tirer au Kremlin de cette « crise tchétchène » est qu’une réforme militaire est désormais inévitable. Mais les éléments concrets de cette réforme qui ont filtré jusqu’à présent sont dérisoires. Il s’agit, d’une part, de supprimer des sursis étudiants et de faire passer le service militaire à deux ou trois ans, pour les jeunes à partir de vingt et un ans. L’envoi de recrues de dix-huit ans dans l’enfer de Grozny a indigné l’opinion. Mais le manque de conscrits handicape l’armée, et l’incorporation du printemps prochain risque de tourner au désastre total.

Autres « réformes » prévues : renoncer à la conversion au civil des entreprises militaires, ce qui est pratiquement acquis, et faire passer l’état-major sous autorité directe du Kremlin en le dissociant du ministère de la défense. Ce qui permettrait éventuellement de remercier en douceur Pavel Gratchev, mais ne règle pas la question de savoir qui acceptera la charge de diriger l’état-major sous les ordres directs du chef de la garde présidentielle, le tout-puissant général Alexandre Korjakov, fort craint mais peu apprécié des militaires.

L’échéance des décisions approche : le 16 février, Boris Eltsine doit faire son rapport annuel devant les deux Chambres, à la veille d’une conférence nationale sur les lancinants problèmes des relations entre Moscou et les régions. Mais, alors que la communauté diplomatique à Moscou s’attache à souligner les promesses d’un « maintien du cap des réformes » que doit faire Boris Eltsine dans son rapport, le seul signe tangible d’une rupture de sa fuite en avant actuelle le limogeage de Pavel Gratchev, que prédit la presse depuis un mois est tout sauf certain : ce dernier a annoncé, jeudi, qu’il présiderait lui-même, le 14 février, une conférence de son ministère, de l’état-major et des commandants militaires des régions pour tirer les conclusions de la crise tchétchène…

SOPHIE SHIHAB

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