C’est aussi l’avis de membres de l’équipe de Sergueï Kovalev, le délégué russe aux droits de l’homme, qui se relaient depuis le début de la guerre dans les zones de combats et à leurs portes, en Ingouchie. L’un d’eux, l’ancien dissident Iouli Rybakov, actuellement député de la fraction Choix de la Russie, a révélé, mardi, à son retour à Moscou, les premiers résultats de leurs enquêtes, dont de multiples témoignages sur les lieux où se trouveraient des fosses communes de militaires russes.
Selon ce groupe, plus de 23 000 civils auraient, en deux mois, péri dans la seule ville de Grozny et dans ses environs. Ayant interrogé plus de 400 témoins, ils ont établi des listes nominales, par quartiers ou lieux de travail, de tous ces morts. Plus de 18 700 personnes auraient été tuées par les bombardements d’aviation ou d’artillerie russes, 1 900 par « tirs accidentels », 1 450 par des snipers, 650 dans des affrontements, 450 d’infarctus et autres maladies. Dans ce total sont comptés 3 700 enfants de moins de quinze ans. Fruit d’une estimation établie sur la base de témoignages, ces chiffres, qui peuvent sembler exagérés, sont les seuls dont on dispose à l’heure actuelle.
Dans la ville, que les chars russes continuent à détruire systématiquement, maison par maison, pour se prémunir des tireurs tchétchènes embusqués, 80 000 personnes, en grande majorité russes et âgées, seraient encore terrées dans des caves. Ils « continuent de mourir sous les gravats, mais aussi de faim, de froid et de maladie », selon M. Rybakov. Le député, qui a quitté la ville, il y a quatre jours, dans un camion transportant des combattants tchétchènes morts et blessés, par une route soumise au feu russe, a, par ailleurs, confirmé les propos d’autres témoins sur la situation à Grozny.
NOUVEAUX COMBATTANTS
Les combattants tchétchènes tenaient toujours mardi, selon les agences de presse étrangères, leurs bastions à l’est et au sud de la rivière Sounja, y compris, « au moins la nuit », la fameuse place Minoutka, dont le ministre de la défense, Pavel Gratchev, avait annoncé la prise lundi. Ces enclaves, toujours violemment bombardées, sont de plus en plus difficilement défendables, mais les résistants continuent à s’y rendre, malgré les pertes croissantes subies durant les trajets. Iouli Rybakov, qui a rencontré, dans ces bastions, le chef de l’état-major du président Doudaev et celui du « bataillon islamique », estime que les « réguliers » tchétchènes seraient au nombre de 15 000, un chiffre avancé également par Moscou. Ces combattants montent au front à tour de rôle. Mais personne ne connaît leur nombre total, car, paradoxalement, il augmente avec celui des morts. « J’ai vu une femme et des adolescents partir vers les postes russes avec des grenades attachées sur eux. Leurs parents étaient morts et ils devaient les venger », a affirmé le député. Le mois actuel de ramadan serait une incitation supplémentaire au sacrifice.
Quoi qu’il en soit, l’abandon de ces bastions, planifié par les Tchétchènes eux-mêmes, n’amènera pas la paix dans les ruines de Grozny occupées par l’armée russe. Lundi, un de ses soldats affirmait à la télévision : « Dans cet enfer, il n’y pas de front, les Tchétchènes tirent de partout. On nous dit qu’une maison a été nettoyée et puis les nôtres s’y font tuer. » Des « combats » étaient officiellement signalés, le même jour, dans le quartier de Staropromychleny, un des premiers à avoir été occupés. C’est là que Moscou entend installer son administration civile. Installation qui, annoncée pour le 5 janvier, tarde toujours à venir.
Le « premier ministre » du « gouvernement tchétchène » prorusse, Soslambek Khadjiev, déjà rétrogradé au rang d’adjoint d’un nouvel administrateur russe, a lui-même laissé percer ses doutes. Dans une interview aux Izvestia, cet homme, auquel personne ne prédit une longue vie, explique le mal qu’il a eu à trouver un remplaçant au chauffeur, tué par balle, d’un camion qu’il a chargé de ramasser les cadavres. L’écrivain Alexandre Kabakov, envoyé par l’hebdomadaire Les Nouvelles de Moscou, a, de son côté, vu une roquette exploser près d’une foule agglutinée devant un des premiers camions distribuant de l’eau et du pain envoyés de la base russe de Mozdok. Personne ne sait d’ailleurs qui a tiré. Un artilleur russe interrogé par M. Kabakov a admis qu’il « ne savait pas » quelle était sa cible. En outre, plusieurs cas de combats entre unités russes désorientées dans les ruines de la ville ont déjà été signalés. Ainsi des hélicoptères russes auraient tiré sur des colonnes blindées russes fuyant les combats. Il y a dix jours, près de la frontière avec l’Ingouchie, des chars avaient également abattu deux hélicoptères amis.
PILLAGES, VIOLS, TORTURES
Ce chaos sanglant s’accompagne d’exactions, commises avant tout par les troupes du ministère de l’intérieur. Leur entrée en action « à la place de l’armée », dont le départ partiel est régulièrement annoncé mais jamais réalisé, est pourtant censée rassurer l’opinion internationale. Dans certains villages occupés, ces troupes ont pillé systématiquement les maisons fouillées, ont tiré sur tout protestataire, violé des femmes (y compris des Russes) et arrêté, pour les envoyer au sinistre « camp de filtration » de Mozdok, les Tchétchènes « suspects ». C’est-à-dire tout homme de quinze à soixante ans, comme le confirme le représentant de la mission Kovalev. Iouli Rybakov affirme aussi être convaincu que les rares Tchétchènes faits prisonniers lors de combats ne sont pas envoyés dans ce camp (ou dans un autre qui vient d’être ouvert au nord de Grozny) mais torturés, voire tués.
Tout cela pousse naturellement de nouvelles vagues de Tchétchènes à prendre les armes et dresse même, contre les Russes, les régions situées au nord de la rivière Terek, pourtant considérées comme des « fiefs » de l’opposition tchétchène prorusse. Leur organisation, le Conseil provisoire, a ainsi été obligée de publier la semaine dernière, pour tenter d’éviter un discrédit total, une protestation officielle contre « la violence de la répression russe, les bombardements et les pillages ». Azza, une jeune étudiante originaire de ces régions « pacifiées » de la plaine tchétchène, revenue à Moscou, a déclaré au Monde que, dans son quartier, on se prépare déjà « à supprimer d’abord les collaborateurs, puis à passer aux Russes ».
SOPHIE SHIHAB