Pourquoi remonter si loin quand l’histoire offre des comparaisons bien plus proches ? L’opération russe en Tchétchénie présente de nombreux points communs avec l’intervention américaine à Panama. Dans les deux cas, il s’agissait d’éliminer un régime criminel déstabilisant toute une région, avec cette circonstance aggravante pour les Américains qu’ils se trouvaient hors de leurs frontières, sur le territoire d’un Etat indépendant.
L’intervention au Panama avait au moins une supériorité sur celle de Tchétchénie : une remarquable planification et une parfaite exécution qui ont permis de limiter le nombre des victimes (quelques centaines au lieu de milliers), et d’endiguer l’indignation générale.
Des commentateurs américains qui ont lutté toute leur vie contre l’impérialisme soviétique c’est-à-dire russe transforment un fasciste, le général Doudaev, en un héros romantique, en combattant de la liberté, en chevalier sans peur et sans reproche d’un petit peuple fier. Et pourtant, même Papa Doc Duvalier passerait à côté pour un libéral…
Dans les conditions de l’effondrement historiquement inévitable de l’impérialisme russe, des gens du type Doudaev, avec leurs complexes mégalo-suicidaires qui les poussent à sacrifier leur peuple et les autres à leurs délires, représentent un danger mortel pour la Russie comme pour le monde entier. Même si elles paraissent invraisemblables, il ne faut pas sous-estimer les menaces nucléaires qu’ils profèrent de temps à autre. Les dirigeants des petites républiques voisines de la Tchétchénie vivent dans l’angoisse permanente des sicaires de Doudaev.
Des gens du type Doudaev représentent un danger mortel pour la Russie et le monde entier
Et si l’on comparait enfin de manière impartiale les deux camps qui s’affrontent ? Je n’ai pas le moindre respect, et encore moins de sympathie, pour les anciens apparatchiks communistes rassemblés autour d’ Eltsine. Lorsque, voulant incarner la “stabilité”, ils s’assoient autour de leurs énormes bureaux pour une réunion de travail, je me demande toujours comment ils peuvent ne pas comprendre qu’ils ne sont rien d’autre que les organisateurs de la banqueroute.
J’ai encore moins de sympathie et de respect pour le général Gratchev et pour son entourage qui se croient les “héros de l’Afghanistan”. Au lieu d’en avoir honte, ils en sont fiers. Ce sont eux qui, avec leur incommensurable bêtise, en ne s’appuyant que sur leur force blindée telle une meute de sangliers, ont transformé ce qui n’aurait dû être qu’une opération de police contre les bandes criminelles de Doudaev en une guerre coloniale contre tout un peuple. Ce sont eux qui, ménageant leurs troupes d’élite, ont envoyé pour le premier assaut des jeunes conscrits, au cas où cela aurait suffi.
Dans l’armée russe, la vie humaine n’a hélas ! jamais eu beaucoup de prix. Le maréchal de la Grande Catherine, Souvorov, remplissait les fossés des forteresses turques avec les cadavres de ses propres grenadiers pour que d’autres troupes plus fraîches puissent leur passer dessus. Pendant la deuxième guerre mondiale, le maréchal Joukov a battu tous les records.
Gratchev, il faut l’avouer, suit fidèlement la grande tradition malgré ses larmes de crocodile pour des “gamins qui meurent avec un sourire aux lèvres”. Au siècle passé, le général Ermolov se lançait à l’assaut du Caucase, mais fondait quand même de nouvelles villes, y compris Grozny. Les va-t-en-guerre des temps modernes ont détruit la ville en emportant des milliers de vies humaines. Cette école de l’armée soviétique ne se laisse pas facilement oublier.
Et pourtant, ce n’est plus vraiment l’armée soviétique. Lorsque, en 1944, sur ordre de Staline, elle a déporté en vingt-quatre heures tout le peuple tchétchène, elle ne lui a laissé aucun espoir de résistance. L’armée d’aujourd’hui porte encore pour quelque temps les insignes tricolores de la démocratie russe. Cette armée a refusé de participer à un putsch communiste en 1991 et a réprimé celui qui avait éclaté sous les couleurs brun-rouge en 1993. Quoi qu’on en ait, elle représente un pays doté d’un Parlement pluraliste, un pays où les citoyens peuvent descendre sans crainte dans la rue en scandant des slogans antigouvernementaux, où les hommes politiques critiquent violemment le président, où les médias jouissent d’une liberté dont certains “pays civilisés” ne peuvent pas se vanter, un pays aux frontières ouvertes où, tant bien que mal, l’esprit de la libre entreprise se développe.
La Fédération russe ne pouvait pas tolérer en son sein un régime comme celui de Doudaev. L’indépendance de la Tchétchénie, proclamée dans la ferveur de l’après-août 1991, s’est transformée en un bel échantillon de fascisme à l’orientale. Avec Doudaev régnait l’illégalité la plus totale. Le maire de Grozny a été défenestré. Des têtes coupées étaient exposées sur la place principale pour semer la terreur. Les prises d’otages et le racket étaient devenus quotidiens. Les trains russes étaient systématiquement attaqués et pillés. On vendait des armes à tous les coins de rue, et l’occasion de s’en servir ne tardait pas. Un journaliste américain, traversant la Tchétchénie il y a à peine deux ans, pouvait publier un reportage intitulé “Un pays de bandits”.
Depuis, la situation n’a fait que se dégrader, mais les bandits sont devenus des “combattants de la liberté”. Comment ne pas voir qu’une partie de la jeunesse tchétchène s’est rassemblée autour de Doudaev comme une meute de chacals qui se vantent de la puissance de leurs armes. Il s’agit d’une sorte d’exacerbation d’incroyables fantasmes machistes très répandus partout où éclatent des conflits.
Pour ces chacals, il n’y a pas d’autre loi que celle de la vendetta. Il est regrettable que ce soit autour de cette meute que l’idée légitime de l’indépendance nationale se soit cristallisée. D’honnêtes Tchétchènes comprennent sans doute qu’ils se battent plus pour le pouvoir de chacal de Doudaev que pour le bien-être de leur peuple. Mais le raisonnement le plus banal et le plus fruste fonctionne : “Une vermine bien sûr, mais des nôtres !”
Comme il serait préférable que les Russes et les Tchétchènes chassent leurs sangliers et leurs chacals et essayent de tout recommencer ! Dans des situations aussi complexes, il n’y a qu’une seule unité de mesure : la démocratie. S’il y a encore un homme politique que je respecte aujourd’hui à Moscou, c’est Egor Gaïdar. Pourtant, pour une raison obscure, lui non plus ne comprend pas que s’il se trouvait toujours à la tête du gouvernement, il serait lui aussi obligé de prendre des mesures militaires contre Doudaev. J’espère, toutefois, que ce ne seraient pas les mêmes que Gratchev.
Au cas où la Tchétchénie se ferait écraser, les démocrates pourraient être, à juste titre, inquiets pour la démocratie russe. Mais inversement, la victoire des “doudaeviens” et du “doudaevisme” enlèverait à la démocratie russe toute chance de survie.
Au temps de ma jeunesse, j’ai rêvé de me trouver sur les barricades de Budapest pour résister avec les Hongrois à l’attaque des sangliers, c’est-à-dire à l’avancée des chars rouges. Je ne peux que soupirer amèrement : comme c’était simple à l’époque ! Aujourd’hui tout le monde les nationalistes russes, les nationalistes tchétchènes, les démocrates, les partisans de l’empire est tombé dans ses propres pièges. Tout le monde a sombré dans la confusion. Il n’y a que les sangliers et les chacals qui savent ce qu’il faut faire.
AXIONOV VASSILI
écrivain russe expulsé d’URSS en 1980, enseigne aux Etats-Unis
Le Monde
vendredi 3 février 1995, p. 16