LES Tchétchènes ont gagné la bataille de Grozny, même si la ville gît aujourd’hui dans un champ de ruines. Et ils remporteront la lutte pour l’indépendance, même si les forces déployées contre eux semblent toujours écrasantes. Ces victoires ont eu et auront, dans l’avenir, des conséquences décisives pour les Tchétchènes, pour la Russie et aussi pour nous.

Les premiers effets évidents concerneront le peuple tchétchène lui-même. La guerre menée par Boris Eltsine a ressoudé ce petit peuple montagnard autour du président Djokhar Doudaev, et renforcé sa volonté d’indépendance. Deux mois auparavant, il se serait peut-être contenté de moins, désormais c’est impossible.

De plus, la bataille n’est pas terminée. La police secrète et l’armée russe ont échoué à déloger les combattants tchétchènes de Grozny, une ville peuplée en majorité de Russes. Il n’y a donc aucune raison pour qu’elles réussissent à mater une guérilla dans les campagnes à forte dominante tchétchène. En réalité, même si les Tchétchènes en sont réduits à se replier dans les montagnes, les Russes connaîtront rapidement le sort de tout occupant colonial : ils perdront s’ils ne gagnent pas, et ils ne peuvent gagner de par la nature même de leurs opposants.

Une autre contrainte pèse sur les Russes : si les Tchétchènes sont repoussés trop durement, ils répliqueront sans nul doute par des actes de terrorisme contre les oléoducs et les gazoducs, d’une importance économique cruciale, sans que la Russie puisse rien y faire.

C’est la Russie qui va subir les conséquences les plus importantes de cette situation. Parce que la Fédération russe est ethniquement diversifiée, les autres régions portent maintenant un nouveau regard sur l’exemple tchétchène. Cela place Boris Eltsine dans une position impossible : soit il cède aux Tchétchènes et prouve ainsi qu’une résistance énergique paie, soit il ne cède pas et la guerre continue de se répandre. Et, parce qu’il semble vivre le scénario déjà suivi par Gorbatchev qui, en 1990-1991, opérait un virage à droite après avoir essayé la voie de la libéralisation, Boris Eltsine peut très bien provoquer ce qu’il redoute le plus : une situation révolutionnaire précisément, parce que, si un peuple affamé ne se révolte pas, un peuple bien nourri qu’on prive d’un repas le fait.

Trois autres raisons rendent la situation encore plus effrayante. Premièrement, si Eltsine engage le dialogue avec les réformateurs, il se retrouvera, comme Gorbatchev, dans une position très inconfortable, en butte aux soupçons à la fois de la population et des dirigeants. Ensuite, contrairement à la période 1990-1991, Boris Eltsine n’a pas de successeur envisageable ; les éventuels candidats, généraux et ultranationalistes pour ne nommer qu’eux, sont plus que redoutables. Enfin, le gouvernement russe est beaucoup plus faible que ne l’était le régime soviétique en 1991 : son effondrement pourrait provoquer des désastres en série, guerres indépendantistes, terrorisme nucléaire, violence et émigration massives.

Bien évidemment, de tels développements en Russie auraient de profondes conséquences sur les pays voisins et sur nous-mêmes. Mais, pour savoir quoi faire, il est nécessaire de bien comprendre ce qui est en jeu. Beaucoup d’Occidentaux pensent que la meilleure solution réside dans un Etat russe fort, et capable de tenir les rênes du système.

Notre échec à soutenir la Tchétchénie est le dernier exemple d’une longue série

Tragiquement, ce principe de la « stabilité avant tout » ne fonctionnera pas : l’Etat russe n’en a pas les moyens, et chaque tentative visant à imposer la stabilité de cette façon ne ferait qu’aggraver l’instabilité. Et refuser de critiquer Boris Eltsine sous prétexte qu’il n’y a pas d’autre solution plus satisfaisante que lui, c’est insulter la Russie, car le peuple de Russie a montré qu’il pouvait résister aux politiques qui y sont mises en oeuvre. Il ne nous appartient pas de dire qui devrait être président de la Russie, il est en revanche de notre responsabilité d’exiger que ce président et son gouvernement respectent les lois internationales s’ils veulent rejoindre l’Ouest.

Dans cette situation, nous devons aussi nous souvenir que notre échec à soutenir la Tchétchénie est le dernier exemple d’une longue série d’échecs pour contrer les méfaits commis par des Etats formellement chrétiens contre des Etats formellement musulmans. Cela ne va pas aider à garantir la stabilité ailleurs dans le monde. Mais, au-delà, nous devons comprendre, dans un monde qui change à la manière d’un kaléidoscope, que l’idéalisme l’engagement pour nos principes est la forme la plus noble du réalisme. Si nous ne comprenons pas ceci, et si nous n’admettons pas que l’euphorie d’après la Guerre froide comme après des conflits antérieurs était irraisonnée, il se peut que nous nous trouvions, comme Boris Eltsine, piégés par la victoire tchétchène.

PAUL GOBLE

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