Des prisons du Caucase sont vidées pour faire face à l’afflux de détenus.

L’ampleur de la répression menée par les forces russes en Tchétchénie se précise avec la multiplication des récits de prisonniers passés par Mozdok, la principale base russe. La plupart des détenus viennent de Grozny, où les forces spéciales du ministère de l’intérieur font sortir les civils des caves. Les hommes non russes « de quinze à soixante ans » sont ensuite séparés des autres, frappés et envoyés vers Mozdok.

« J’ai été battu une semaine durant, toujours la nuit, par des commandos (spetsnaz) du ministère de l’intérieur, en général masqués et presque toujours ivres », déclare au Monde Tchinguiz Amir Khanov, ex-ministre ingouche de l’industrie. On n’a guère de mal à le croire : relaché il y a deux semaines déjà du désormais célèbre « camp de filtration » installé par les Russes à Mozdok (Le Monde du 2 février), ce solide quadragénaire a encore des difficultés à tenir debout et à respirer, avec ses côtes et son nez cassés, ses jambes couvertes d’ecchymoses. Le récit qu’il fait de sa détention et des sévices subis recoupe exactement ceux recueillis en Ingouchie et en Tchétchénie auprès d’autres rescapés du même camp. Il en ressort, une fois de plus, que la répression démesurée et folle ordonnée par M. Eltsine et son « entourage » en Tchétchénie, loin d’y semer la peur et la soumission, augmente le nombre des résistants et de ceux qui sont prêts à les aider. « Je n’ai jamais soutenu Doudaev (le président indépendantiste tchétchène) mais, maintenant, je vois qu’il a raison. Aux Russes, on ne peut répondre que par la force », affirme l’ex-ministre, en ajoutant qu’il a juré de ne jamais laisser ses quatre fils faire leur service militaire dans l’armée russe. Comme la plupart des premiers occupants des wagons-prisons installés près de la grande base militaire russe de Mozdok, Tchinguiz a été arrêté à Grozny. Quand l’armée y « dégage » une rue ou un quartier, les omon (forces spéciales du ministère de l’intérieur) passent derrière pour le « ratissage ». C’est eux qui font sortir les civils des caves, au besoin en menaçant de les « dégager » au gaz ou à coups de grenades. Menaces parfois mises à exécution, selon les témoignages les plus récents.

Les hommes non russes « de quinze à soixante ans » sont séparés des autres, frappés, ligotés et jetés tête en bas dans des camions, « en plusieurs couches, comme des bûches ». Aslan, jeune businessman originaire du canton tchétchène de Stari-Otagui, a vu quatre de ses compagnons tués à bout portant parce qu’ils faisaient mine de résister en sortant de leur cave. A l’arrivée à Mozdok, huit heures plus tard, deux étaient morts, étouffés, « mais un blessé a étrangement survécu ». Aslan, sauvé au bout de quelques jours de son wagon-prison « par un ami qui l’a reconnu », a décidé, de retour chez lui, de financer désormais l’effort de guerre du président Doudaev.

SIMULACRES D’EXÉCUTION

Dans le cas d’Issa, un Tchétchène du village de Goïti dont le témoignage a été recueilli par les assistants de Sergueï Kovalev, le délégué russe aux droits de l’homme, ils étaient plus d’une trentaine dans un camion, autant dans un second, tous arrêtés dans l’abri d’une conserverie de Grozny. Durant le voyage, des omon ont tiré « dans le tas », et, à l’arrivée, « le camion était plein de sang ». Dans le coupé du wagon-cellule prévu pour six, ils étaient d’abord vingt-deux, puis « seulement quatorze, avec deux bouteilles d’eau à boire par jour pour tous ». Issa, Aslan et Tchinguiz furent régulièrement et copieusement battus, parfois seuls, parfois en groupe. Tchinguiz a perdu connaissance plusieurs fois, mais des « médecins » militaires étaient là pour jauger les « traitements ». On demandait à tous les prisonniers de signer un papier reconnaissant qu’ils sont des « combattants », des « indicateurs » ou des « prisonniers de guerre ». Tous trois ont refusé. « Ceux qui acceptaient, dit Tchinguiz, étaient emmenés dans une direction où on entendait ensuite des coups de feu, mais je ne peux pas affirmer qu’ils ont été exécutés. »

Tchinguiz et Issa ont aussi raconté comment ils avaient fait l’objet de simulacres d’exécution. Ce qui arriva aussi à trois Ingouches du FSK (l’ex-KGB), arrêtés à Grozny et dont les témoignages furent publiés par la presse russe. Ils furent relachés, comme Tchinguiz, quand leurs geôliers admirent enfin qu’ils étaient bien ce qu’ils prétendaient être. Un colonel « très correct » leur présenta des excuses au nom de ses soldats, « un peu énervés »… Issa, de son côté, put sortir parce que sa famille retrouva sa trace à Mozdok et trouva qui soudoyer pour cela.

Nul ne sait combien d’hommes sont passés par les wagons de Mozdok, que, seule jusqu’ici, la mission de l’OSCE fut admise à voir. Il est vrai qu’elle trouva satisfaisant l’état des cinquante hommes qu’on lui présenta, même s’ils avaient tous tendance à avoir les yeux pochés. S’il s’agit de filtrer tous les « bandits » potentiels de la région c’est-à-dire l’ensemble des hommes non russes qui y vivent , il est clair que tous les wagons du Caucase n’y suffiront pas.

Les organisations humanitaires savent que des prisons ont été vidées dans les grandes villes bordant le Caucase du nord et accueillent déjà des Tchétchènes et des Ingouches, « filtrés » à Mozdok. Les conditions de détention y sont inconnues, mais on peut supposer le pire. La rumeur a couru, mercredi 1 février, qu’un second « camp de filtration » était installé à la frontière entre la Tchétchénie et l’Ingouchie, là où ont été pris la plupart des derniers otages de Mozdok.

CONTRADICTIONS

Dans les villages de cette région, occupés ou menacés d’être occupés par les Russes, la résistance est manifestement un phénomène de masse. Ce qui devrait mettre, une fois de plus, Moscou face à ses contradictions dans son aventure tchétchène, si tant est que Boris Eltsine en soit à s’arrêter à des contradictions. Le président russe doit, en effet, essayer de régner sur les ruines qu’il accumule et d’où il chasse les hommes capables de travailler, et cela par l’intermédiaire de spetsnaz, omon et autres pillards ou tortionnaires, recrutés sur contrat par le ministère russe de l’intérieur.

SOPHIE SHIHAB

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