Poursuite de la destruction à l’artillerie de villages, pillage de localités occupées et tortures infligées aux détenus : l’armée russe poursuit son escalade barbare en Tchétchénie, à l’heure où elle veut faire croire que ce conflit est entré dans sa « phase finale ». Mais, vu de la moitié sud du pays, que la mission de l’OSCE n’a pas pu ou pas voulu visiter, et que les Russes bombardent et étranglent progressivement pour n’avoir pas réussi à l’occuper après deux mois d’efforts, le conflit semble installé pour longtemps.

Omar Bakhartchiev a encore beaucoup de mal à parler. Avec plusieurs côtes cassées, un poumon à moitié perforé et de multiples contusions, il tente d’oublier parmi les siens, à l’hôpital de Chali, gros bourg situé à 80 kilomètres au sud-est de Grozny, les sévices infligés par les Russes au « camp de filtration » de Mozdok : c’est ainsi qu’on appelle la prison où sont « triés » les Tchétchènes, « à 99 % des civils », dit l’un d’eux, raflé dans la moitié nord du pays, occupée par les Russes. Les récits de ceux qui en sont sortis « renforcent la détermination des Tchétchènes qui combattent déjà à ne jamais se rendre et poussent ceux qui ne portent pas de fusil à s’en procurer un d’urgence », explique, calmement, Rouslan, un infirmier de Chali. Ce dernier se dit pourtant proche de « l’opposition » pro-russe, de même qu’une bonne partie des médecins locaux, tous Tchétchènes.

La ville a déjà enterré plus d’une centaine de civils morts à la suite du bombardement du 3 janvier qui toucha l’hôpital et le marché qui lui fait face ; un bombardement, samedi 28 janvier, sur un village voisin, a fait huit morts de plus, dont une majorité d’enfants d’une seule et même famille. Chali est, en outre, la ville de Soslambek Khadjiev, le plus important « collaborateur » des Russes en Tchétchénie. C’est pourtant dans cette ville que s’est déployé ce que le Kremlin appelle un « centre stratégique des bandes armées illégales » de Tchétchénie, promises chaque jour à la « liquidation définitive ». Même si, en fait de « centre stratégique », les visiteurs de Chali les mères de soldats chaleureusement accueillies verront surtout l’ancien bâtiment du KGB transformé en état-major de force du président Doudaev. Une quarantaine de combattants s’y reposent ce jour-là avant de repartir au « front » à Grozny pour la plupart. « SCORPIONS » « En réalité, c’est sur le front qu’on est le mieux. Là-bas, on sait où est l’ennemi, alors qu’ici, à Chali, même si personne ne tire, on peut être frappé dans le dos », soupire Aïvas. Portant un chapeau et faisant fonction de « commissaire politique » des lieux, il affirme cependant que ces opposants de Chali ne sont plus vraiment dangereux, parce qu’ils « savent ce qui les attend s’ils s’avisent de vouloir aider les Russes ». Ce qui est peut-être un peu expéditif mais traduit un rapport de forces et n’empêche pas Aïvas de relever une autre grande tradition locale : le traitement humain de tout ennemi fait prisonnier.

La possibilité de recueillir de tels témoignages sur la détermination des Tchétchènes, plus que jamais décidés à « vivre libres ou à mourir », risque, pourtant, de se faire de plus en plus difficile . Un des derniers accès au sud du pays, une route partant de la République voisine d’Ingouchie, a été en effet fermé, mardi 31 janvier, pour cause de combats près de la frontière.

La veille, un bus transportant des parents de soldats russes et l’envoyé spécial du Monde avait pu l’emprunter pour se rendre à Chali. Le véhicule fut sévèrement contrôlé aux postes frontaliers russes, mais non aux rares postes tchétchènes suivants. Le président Doudaev n’avait-il pas appelé les mères russes à venir chercher leurs fils en Tchétchénie ? C’est à Chali que les combattants tchétchènes gardaient prisonniers jusqu’à ces derniers jours une quarantaine de militaires russes parachutés sur les piémonts de la Tchétchénie en décembre 1994. Encerclés, ces soldats d’élite, baptisés « scorpions », avaient choisi de se rendre, à l’initiative d’un de leurs officiers, un certain Morozov. Comme nombre de ses pairs, il trouvait cette guerre immorale et inutile. L’affaire ayant fait grand bruit, Moscou décida de récupérer ces « prisonniers d’élite ». Des négociations furent engagées par l’intermédiaire des Cosaques du Don, qui forment l’aile démocrate du mouvement cosaque. Voyant les nuages s’accumuler sur la Tchétchénie et refusant d’être, comme aux siècles derniers, l’instrument des conquêtes russes, ces cosaques avaient signé à l’été 1994 une sorte de traité d’amitié avec le général Doudaev.

Désormais, ils s’engageaient devant lui à ouvrir un « corridor humanitaire » entre leur enclave cosaque auto-administrée, située dans la région de Rostov, et la ville de Chali. Ce qui devait permettre aux mères des prisonniers de venir chercher leurs fils et à ces derniers d’échapper, après leur libération, aux représailles du commandement militaire russe. Un général, également vice-ministre en nationalité, a donné son accord pour cette opération. La première phase s’est déroulée au mieux : 32 « scorpions » attendus par leurs mères furent libérés par les Tchétchènes le 26 janvier, à la frontière du Daghestan, où furent aussi amenés et libérés une quarantaine de Tchétchènes. Mais le premier accroc fut l’état dans lequel se trouvaient ces derniers.

Une femme russe a ainsi retrouvé son mari, le sergent Machtchenko, capturé, alors qu’il était blessé, à Grozny le 31 décembre. Il fut soigné d’abord dans le bunker du palais présidentiel puis à l’hôpital de Chali à la même enseigne que les combattants tchétchènes allongés dans les lits voisins. Il en témoigna lors de sa libération officielle dans le bureau du chef tchétchène local, mais aussi plus tard, en petit comité. Sera-t-il un des derniers prisonniers russes libérés par les Tchétchènes ? « Quand j’ai vu l’état de ceux qu’on nous rendait à la place de ceux qu’on libérait, je n’ai pu résister : je suis monté et j’ai cassé la figure à plusieurs prisonniers russes gardés à l’étage », avoue Adam, officier des forces tchétchènes. « Mais j’ai été critiqué, et je me suis excusé », confie-t-il avant de monter dans un grand camion militaire pris aux Russes, qui sert de navette vers Grozny.

Adam y repart pour tenter d’en ramener trois prisonniers, fils d’autres femmes russes venues à Chali. Il n’avait pas réussi à le faire la veille les barrages d’artillerie russe sur le sud de la capitale étaient trop intenses. Il faudra un nouvel essai, même si l’humeur n’y est plus pour une autre raison encore : la rumeur courait lundi à Chali que les 34 « scorpions » rendus aux Cosaques avaient finalement été interceptés par les militaires russes à l’aéroport du Daghestan. Séparés des mères venues les chercher, ils ont été transportés en hélicoptère à Mozdok, au minimum pour interrogatoire. Les généraux russes auront donc trompé les Cosaques du Don comme les Tchétchènes, de la même façon qu’ils ont fait échouer toutes les tentatives de négociationsprécédentes. Dans la soirée, des combats éclataient le long du « corridor humanitaire » promis aux mères des soldats qui rentraient de Chali.

PILLAGES

La tension montait dans toute cette région située entre Grozny et l’Ingouchie, depuis que l’Armée russe a occupé, il y a une semaine, le village d’Assinouskaïa. Son conseil des anciens avait choisi de céder aux menaces des troupes russes, qui promettaient tracts lancés d’hélicoptères à l’appui de bombarder le village si tous les hommes armés n’en étaient pas chassés. Mais cette soumission n’a pas sauvé les villageois : de nombreux témoins qui ont pu se sauver en Ingouchie parlent d’exécutions sommaires commises par les troupes du ministère de l’intérieur qui ont occupé Assinouskaïa, de pillages commis dans ses maisons et ses fermes, de vieilles femmes cosaques (dont une forte communauté vit toujours ici) amenées par les soldats à dénoncer des Tchétchènes et d’arrestations musclées de civils du village dirigés aussitôt sur le sinistre camp de Mozdok.

Puis la pression s’est portée sur les villages voisins de Semachka et d’Akhtchoï-Martan, où des hélicoptères sont venus lâcher, en plus des tracts annonçant des représailles collectives, des roquettes sur plusieurs maisons. Mais, instruits par le précédent d’Assinouskaïa, les anciens de ces villages, comme leur administration civile, ont refusé de laisser entrer les troupes russes, tout en cherchant le contact avec leur commandement. En vain. Lundi, la tension était à son comble. Alors que des familles fuyaient où elles pouvaient, les hommes de ces villages tenaient des meetings permanents, accueillant comme un signe d’espoir et des cris « Allahou Akbar » destinés à se donner courage le bus des mères de soldats qui passait par là.

Mais l’engrenage était lancé : une colonne de véhicules russes avec de simples camions en tête s’est dirigée dans la soirée vers Semachka, où elle fut attaquée par des combattants tchétchènes. Ceux-ci ont brûlé ou détruit six véhicules, dont un blindé, forçant les autres à faire demi-tour. Trois soldats russes au moins ont été tués et une douzaine blessés dans ce qui avait toutes les apparences d’une provocation bien montée. Mardi, un assaut en règle était lancé par deux colonnes marchant, chars en tête, contre Semachka village aux maisons à un étage qui n’offrent aucune protection contre les obus. Mais les témoins, là aussi, seront rares. La frontière ingouche était fermée le même jour, alors que cette République, où habite un peuple cousin des Tchétchènes, faisait un effort désespéré pour tenter de ne pas être entraînée dans la guerre, tout en soutenant ses voisins contre les Russes.

L’afflux de réfugiés, comme les provocations de Moscou, risque de rendre ces efforts vains. Le vice-premier ministre russe, Sergueï Chakhraï, de nouveau chargé du dossier tchétchène, n’a-t-il pas affirmé, mardi, que le président Doudaev se cache, non pas dans un bunker en Tchétchénie, mais en Ingouchie ? Le même jour, Boris Eltsine signait un oukase faisant passer toute l’Ingouchie sous état d’urgence, diminuant d’autant l’autorité de son président, Rouslan Aouchev, qui était en passe de devenir le pivot de tous les mouvements anti-guerre qui se levaient en Russie.

SOPHIE SHIHAB

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