Après cet étonnant mea culpa, qui contredit la thèse officielle du « complot » contre le rouble (notamment le « mardi noir » du 11 octobre 1994, jour où la monnaie russe avait perdu 21 % en une séance), le premier ministre a répété ses promesses. 1995 sera l’année de la stabilisation, celle où la « dynamique inflationniste sera brisée ». Pourtant, l’année a mal, très mal, commencé, « par une forte spirale des anticipations inflationnistes », a reconnu M. Tchernomyrdine. Depuis le début de l’année, la monnaie russe s’effrite jour après jour : elle a perdu près de 12 % de sa valeur. Car l’inflation, sérieusement freinée au premier semestre de 1994, est repartie : plus de 16 % en décembre 1994 et 10 % pour les quinze premiers jours de 1995.
Paradoxalement, le « record » établi jeudi par le rouble serait un signe d’espoir. Selon les analystes, cette fois-ci, c’est la Banque centrale qui a fait baisser la monnaie, achetant massivement des dollars, par réalisme. D’abord pour reconstituer ses réserves en devises après s’être battue pour empêcher des baisses brutales au début du mois. Le montant des réserves en devises de la Banque centrale reste un secret bien gardé. Elles sont jugées « substantielles » et proches de 6 milliards de dollars par certains analystes ; « faibles » et inférieures à 2 milliards de dollars, par d’autres. « Les attaques sur le rouble ont été stoppées », a jugé le responsable de la politique économique du gouvernement, Anatoli Tchoubaïs. Mais la relative stabilisation de la chute du rouble s’explique aussi par d’autres facteurs.
FREINER L’INFLATION
Depuis un mois, la Banque centrale de Russie (BCR) a pris une série de mesures. Le taux auquel elle refinance les banques a été relevé à 200 %. Elle a aussi limité le montant de devises que les banques privées russes peuvent acheter.
Les banques commerciales ont été obligées de déposer à la BCR l’équivalent en roubles de 2 % de leur avoirs en devises. A court de roubles, les banques ont dû en acheter, limitant ainsi la baisse du rouble. Car un autre artifice a été utilisé pour assécher le marché des devises et pour limiter l’émission monétaire, donc l’inflation puis la chute du rouble. Le gouvernement russe vend, de plus en plus difficilement, des bons du Trésor à court terme et à un fort taux d’intérêt (300 %) pour combler son déficit budgétaire. Près de 500 millions de dollars (2 000 milliards de roubles) auraient été ainsi aspirés depuis le début de l’année. Mais, si l’inflation n’est pas rapidement jugulée, ce système menace de s’effondrer
Tout dépendra donc de la capacité, pas encore démontrée, du gouvernement à limiter son déficit budgétaire, à freiner l’inflation, à financer ses dépenses par des emprunts (notamment à l’Ouest) et non pas par la planche à billets. Près de 13 milliards de dollars du déficit (sur 18,3 milliards) doivent être financés par des prêts internationaux. « L’Occident est l’otage de la politique russe », a estimé Sergueï Alexachenko, le vice-ministre des finances. Pour sauver le président Eltsine, qui doit affronter des élections législatives en décembre 1995 et présidentielle en juin 1996, « l’Occident en général, pas seulement le FMI, n’a pas d’autre choix » que de passer à la caisse, sinon « le budget sera déséquilibré et ce sera l’instabilité politique ». Pourtant, ce responsable des finances admet que la Russie « flotte », que « personne ne peut dire quelle est la direction de la politique économique aujourd’hui ». Venu négocier un prêt stand-by de 6,4 milliards de dollars, qui pourrait ouvrir la voie à d’autres financements internationaux, le Fonds monétaire international semble perplexe. Un des membres de sa délégation estime ainsi, sous le couvert de l’anonymat, qu’« il n’est pas facile de voir dans quel sens le vent va souffler ».
Le gouvernement russe et plus encore le Parlement n’en finissent plus d’envoyer des signaux contradictoires. Cette confusion peut avoir deux origines. Pour certains analystes, elle reflète une véritable bataille, qui s’est, depuis longtemps, engagée au sommet entre les « réformistes », parfois libéraux, et les « conservateurs », souvent autoritaires. Pour d’autres, elle est l’effet d’un subtil jeu préélectoral, où le but est de flatter le nationalisme supposé d’une population épuisée par des réformes contestées à cause de la corruption et de la criminalité, tout en conservant le soutien financier occidental. Quoi qu’il en soit, le brouillard reste épais, même si le vent semble aujourd’hui souffler de nouveau dans le sens des « réformateurs ».
UN BUDGET « IRRÉALISTE »
Après s’être prononcé pour des renationalisations, Vladimir Polevanov, le nouveau responsable des privatisations, a été remplacé jeudi 26 janvier, par un « réformiste radical », Piotr Mostovoï, l’ancien adjoint du très réformiste premier vice-premier ministre en charge de l’économie, Anatoli Tchoubaïs. Mais, même si les étrangers ont eu, le jour même, de nouveau accès à l’Agence de privatisation (où ils étaient interdits par M. Polevanov), cette nomination n’est qu’un intérim et, selon la formule de l’opposant et réformiste Grigori Iavlinski, « personne ne sait si quelqu’un venant d’un zoo ou d’un cirque ne sera pas nommé » à la place du géologue Polevanov. Son passage à la « privatisation » aurait coûté à la Russie des « centaines de millions de dollars, qui n’ont pas été investis » par peur, selon un haut responsable des finances russes, qui montre le plongeon des principales actions russes. A ces pertes supposées s’ajoute le fort ralentissement d’investissements étrangers déjà ridicules : après un « record » de 230 millions de dollars en septembre 1994, ils sont tombés à 150 millions de dollars en octobre, 90 millions en novembre, puis 50 en décembre.
La Douma, Chambre basse du Parlement, a ajouté un grain de folie d’« absurdité », selon M. Tchoubaïs à ce tableau déjà tourmenté. Aussitôt après avoir adopté, mercredi 25 janvier, en seconde et avant-dernière lecture, un budget révisé, elle l’a aussitôt sabordé. Les députés ont en effet voté une loi, en troisième et dernière lecture, triplant quasiment le salaire minimum qui sert de base de calcul pour tous les salaires d’Etat. Cette mesure populiste accroît le déficit budgétaire de plus de 50 %. M. Tchoubaïs espère que le Conseil de la Fédération, la Chambre haute où siègent des représentants des régions (dont les budgets seront les plus affectés), va repousser cette augmentation.
Cependant, même dans sa forme actuelle, le budget est déjà jugé « irréaliste » par beaucoup d’experts, notamment parce que peu de Russes payent des impôts (pas même une fondation de sport parrainée par Boris Eltsine). Il risque fort de ne pas être respecté, même dans ses grandes lignes. De plus, le budget doit subir une ultime lecture, article par article, où les différents groupes de pression, bien représentés au Parlement, vont pouvoir s’exprimer. Le Parti agrarien réclame des subventions pour l’agriculture, les militaires des fonds pour l’armée, le ministère de l’intérieur et l’ex-KGB pour leurs polices. Tous sont engagés, sans enthousiasme, dans les « opérations » en Tchétchénie et voudront sans doute se faire payer.
Certes, le projet révisé de budget, avec 61 milliards de dépenses, 42,5 milliards de dollars de recettes et un déficit de 18,3 milliards de dollars (7,7 % du PIB), inclut maintenant 800 millions de dollars supplémentaires pour le coût « officiel » du conflit tchétchène. Mais les experts indépendants pensent que cette guerre non déclarée peut coûter jusqu’à un milliard de dollars par mois. Plus grave peut-être pour le Kremlin, l’« opération de simple police » en Tchétchénie n’a pas amélioré la position politique de Boris Eltsine ni détourné l’attention des difficultés économiques. Elle n’a fait que les aggraver.
JEAN-BAPTISTE NAUDET