DEPUIS 1991, la diplomatie occidentale poursuit en Russie deux objectifs louables : éviter une déstabilisation de la Fédération, qui aurait des conséquences pour toute l’Europe, et conforter les démocrates contre les forces nationalistes, qui ont manifesté leur puissance aux élections de décembre 1993. La tactique a consisté à ménager M. Eltsine qui a été absous pour tous les accrocs faits aux bonnes règles de la vie démocratique. Elle a lamentablement échoué ; la guerre en Tchétchénie montre que, loin de modérer les ardeurs russes, l’indulgence les a plutôt encouragées. La politique d’« apaisement » l’expression a été employée par les critiques américains du président Clinton , confirmée lundi 23 janvier par les Quinze, a produit les effets contraires à ceux recherchés. Plus les Occidentaux ont fait des concessions à M. Eltsine afin de ne pas l’affaiblir face à ses adversaires « de droite », plus Moscou a accentué sa politique interventionniste et pris ses distances par rapport à la ligne conciliante suivie pendant quelques années.

Ce n’est pas un durcissement occidental qui a produit une inflexion nationaliste et autoritaire, c’est la situation intérieure en Russie et la modification du rapport des forces après la prise du Parlement. Un des tournants de la politique extérieure russe coïncide avec les journées dramatiques de l’automne 1993. En septembre, M. Eltsine, en visite à Varsovie, expliquait aux Polonais qu’ils étaient un peuple souverain libre de choisir ses alliances… Ils ne furent pas les seuls à comprendre que le Kremlin ne mettrait pas son veto à leur entrée dans l’OTAN. A peine revenu à Moscou, le président russe tenait des propos exactement contraires.

PARTAGE DES TÂCHES

Malgré ce revirement qui en annonçait beaucoup d’autres, les Occidentaux ne modifièrent pas leur raisonnement : plus les Russes seraient intégrés dans la communauté internationale, plus ils seraient mis en confiance et moins ils seraient tentés de revenir à des pratiques expansionnistes. Le but de la Russie au cours de ces trois dernières années a été de (re)trouver une place dans les institutions internationales. Elle y est parvenue ; elle a obtenu un statut spécial dans le Partenariat pour la paix conçu à l’origine par les Américains pour éviter toute discrimination entre les anciens Etats communistes ; M. Eltsine s’est taillé une place dans le G 7 dont il ferait volontiers un directoire mondial, comme il aurait voulu qu’une sorte de Conseil de sécurité européen règle les affaires du continent. Il a dû se contenter d’une transformation, essentiellement symbolique, de la CSCE en Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe, mais nul doute qu’il reviendra à la charge car la diplomatie moscovite possède un don pour ressusciter les vieux projets abandonnés.

Pendant que la Russie poursuivait son intégration, les responsables civils et militaires tenaient des discours de plus en plus durs. Leurs propos n’auraient pas dû surprendre car Andreï Kozyrev les avait déjà prononcés en septembre 1992 à Stockholm. Le jeune ministre des affaires étrangères, auréolé de sa réputation « libérale », avait surpris son auditoire en exposant une diplomatie fondée sur la reconquête de « l’étranger proche » et en agitant un épouvantail qu’il attribuait alors aux forces nationalistes. Or c’est précisément la ligne suivie aujourd’hui.

En 1993, M. Eltsine affirmait, déjà, que « les frontières de l’URSS sont celles de la Russie, qui n’en a pas d’autres » et le répétait sous une autre forme, un an plus tard, devant l’Assemblée générale des Nations unies. Cette « responsabilité » arrange bien les Occidentaux, qui n’ont nulle envie d’aller remettre de l’ordre dans les ex-Républiques soviétiques. Les Etats-Unis ont accepté implicitement une sorte de partage des tâches avec les Russes ; contre l’assentiment de ces derniers au débarquement en Haïti, ils sont disposés à considérer les forces russes dans le Caucase et en Asie centrale comme des « forces neutres ».

COOPÉRATION INDISPENSABLE

Aussi irritante soit-elle, la prétention de la Russie à retrouver un statut de grande puissance n’a pas que des inconvénients. Malgré les déconvenues essuyées en Tchétchénie, l’armée russe reste la plus grande d’Europe ; le Kremlin s’est rendu indispensable pour la solution de la guerre en Bosnie, pour la non-prolifération des armes nucléaires, tout en maintenant au Proche-Orient un pouvoir de nuisance non négligeable si on lui donne l’impression d’être le laissé-pour-compte de la paix.

La diplomatie russe a retrouvé des accents expansionnistes même s’il s’agit plus pour le moment de restaurer des positions perdues, voire simplement de conserver celles qui restent, que d’en conquérir de nouvelles. En ce sens, l’affaire tchétchène ne représente pas une rupture fondamentale avec l’évolution de ces derniers mois, tout au plus avec la représentation que certains avaient cru pouvoir se faire de la diplomatie du Kremlin. La brutalité de la méthode employée par Moscou devrait cependant servir d’avertissement à tous ceux qui entretenaient encore des illusions. Ce n’est pas la fermeté des Occidentaux qui menace d’isoler la Russie, c’est leur faiblesse qui risque de lui laisser croire que les règles souscrites peuvent être impunément bafouées, la singularisant ainsi comme un « cas particulier » condamné à demeurer aux marches de l’Europe.

DANIEL VERNET

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